L’amour selon Toni Morrison
Dans son dernier livre, l’auteur de « Beloved » évoque une fois de plus les luttes et les souffrances des Africains-Américains. Mais elle se garde de transformer ses héroïnes car il s’agit avant tout de femmes en parangons de vertu.
Toni Morrison n’écrit pas, elle « jazze ». Et, dans son dernier livre, Love, la maîtrise avec laquelle elle utilise son instrument lui permet les improvisations, les ruptures de rythme, les dissonances et les acrobaties nécessaires pour dire avec justesse les mélodies et les cacophonies de l’amour. « Le jazz, cette musique du diable, m’a appris que la composition est dans l’improvisation et réciproquement », déclarait-elle récemment au Monde. À l’instar d’un morceau de Coltrane, l’ouvrage de la romancière africaine-américaine statufiée par le prix Nobel de littérature en 1993 pourra laisser certains lecteurs désemparés. Mais ceux qui voudront bien prendre le temps de s’immerger dans sa musique, d’écouter chaque note de la partition, en sortiront à coup sûr exsangues, comme après une nuit d’amour, conscients d’avoir frôlé la mort, portés par cette grâce que seules les mains de l’autre peuvent donner.
Comme le sentiment qu’il décrit, Love n’est ni simple ni simpliste. Les personnages qui le hantent – nous sommes en un lieu où les fantômes prennent la parole et imposent leur présence – ne sont jamais des caricatures vides de chair. Oui, Toni Morrison raconte le peuple noir américain, de l’esclavage à l’affirmative action en passant par les lynchages et la lutte pour les droits civiques. Oui, Toni Morrison rend, une fois de plus, « leur histoire, morceau par morceau, aux Africains-Américains ». Mais elle se garde bien de transformer ses héroïnes – car c’est avant tout de femmes qu’il s’agit – en parangons de vertu ou d’une quelconque autre qualité morale. « Les jambes des femmes sont largement écartées, alors moi, je fredonne », confie le spectre de L, la cuisinière, qui depuis les limbes contemple le spectacle d’amours dévastatrices. Et en effet, vingt-cinq ans après la mort du patriarche Bill Cosey, les jambes des femmes sont encore ouvertes pour lui, tandis que leurs mains ont pris les armes. Pour une lutte fratricide.
Nous sommes à Sooker Bay, ancien lieu de villégiature des Africains-Américains les mieux nantis tombé en déshérence après la déségrégation. L’hôtel de Bill Cosey ne bruit plus d’amours adultères, de rires et de disputes estivales. Les notes des saxophones ont déserté la station balnéaire qui avait su échapper aux odeurs tenaces d’une conserverie de poissons. Les murs exhalent l’ennui, la plage est vide, les jeunes partent, et c’est le passé qui dicte sa loi au présent. Heed, la veuve (en secondes noces) de Bill Cosey, et Christine, sa petite-fille, vivent ensemble dans l’ancienne demeure familiale. Entre elles, une haine féroce, à la mesure de l’amitié qu’elles éprouvaient, enfants, quand le patriarche sûr de lui et dominateur décida d’épouser Heed, alors âgée d’à peine 11 ans. Une haine rendue plus acide encore par le testament énigmatique qu’il rédigea, un soir de beuverie, sur un coin de nappe, léguant tout à sa « chère petite Cosey », c’est-à-dire ni à l’une ni à l’autre…
L’étouffant huis clos pourrait se prolonger jusqu’à l’épuisement des adversaires. Mais un présent prompt à raviver les rancoeurs surgit : il s’appelle Junior Viviane et affiche, outre une plastique parfaite, une arrogante jeunesse. « Sandler Gibbons a étudié avec soin les jambes de la fille et s’est dit que ses genoux et ses cuisses étaient vraiment rouges du froid auquel sa jupe minuscule les exposait. Puis il s’est émerveillé de la hauteur des talons de ses bottes, et de la coupe de son blouson de cuir. […] Elle lui parut être une douce enfant, à l’ossature fine, une enfant qui avait été bien élevée, mais qui s’était par la suite égarée. »
Si elle porte les stigmates d’une société violente, Junior-la-Paria croque la vie à pleines dents. Embauchée par Heed Cosey dans le but de porter le coup de grâce à Christine, elle entre dans le jeu des deux pimbêches acariâtres, mais, surtout, jette son dévolu sur le jeune Romen. Lui qui est rejeté par ses amis pour s’être désolidarisé d’eux lors d’une « tournante » va vivre entre les bras et les cuisses de Junior un premier amour galvanisé par une adolescente fureur. Les ébats auxquels Romen et Junior s’abandonnent, dans la voiture ou la baignoire, le lit ou le grenier, renvoient au passé de la tribu Cosey, à l’amitié perdue de Heed et Christine, aux frasques sexuelles de Bill, à la fascination qu’il exerçait sur toutes les femmes de son entourage, malgré son égoïsme, sa violence et son insatiable libido…
Dans Love, des dizaines d’histoires s’entremêlent. Impossible, donc, de résumer un roman qui se veut polyphonie. Mais s’il est question de problèmes raciaux, de secrets de famille, de disputes autour d’un héritage, c’est avant tout d’amour qu’il s’agit. L’auteur de Beloved (Prix Pulitzer en 1988) sait ne pas s’appesantir sur les thèmes politiques pour laisser ses personnages se construire et décider eux-mêmes de leur destin. Elle les autorise à être complexes et contradictoires. Humains.
Quand elle a pris la parole, en mai dernier, dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, Toni Morrison a choisi de lire deux passages de Love où L, le fantôme clairvoyant, la cuisinière, s’exprime. Comme L, elle a fredonné son texte d’une voix douce et grave, captivante. Et l’auteur s’est effacé derrière le personnage, avec humilité.
Pourtant, elle aurait de quoi pavaner, la grande Toni Morrison. Fille de Ramah et George Wofford, née Chloé Anthony Wofford le 18 février 1931 à Lorain, dans l’Ohio, elle porte ses 73 ans et ses dreadlocks grises comme une diva. Née « ni dans une plantation, ni dans un ghetto », elle a étudié dans les universités d’Howard et de Cornell, rédigé une thèse sur le suicide dans l’oeuvre de Virginia Woolf et de William Faulkner, enseigné l’anglais avant de devenir éditrice chez Random House, où elle a publié des auteurs africains-américains comme Toni Cade Bambara, Gayl Jones ou… Angela Davis. Elle ne s’est elle-même tournée vers la littérature qu’à la fin des années 1960, après son divorce d’avec l’architecte jamaïcain Harold Morrison, dont elle a gardé le nom. Son premier livre, L’OEil le plus bleu, refusé par plusieurs éditeurs, a été publié en 1970 et s’est vendu à… 700 exemplaires. Sula a paru quatre ans plus tard dans l’indifférence générale. C’est avec Le Chant de Salomon (1977), puis Tar Baby (1981) et surtout Beloved (1987) qu’est venue la reconnaissance littéraire, le prix Nobel… et le succès commercial, grâce à l’une de ses fans de la première heure, une certaine Oprah Winfrey.
Depuis, les livres de Toni Morrison dépassent en général le million d’exemplaires. La grande dame reste modeste, mais elle accepterait sans doute qu’on lui retourne le compliment qu’elle adressait à un prestigieux prédécesseur, en 1989 : « À travers James Baldwin passent les notes de Duke Ellington ou Louis Armstrong ». Dans Love, le jazz donne la vie aux personnages et entraîne le lecteur au plus près de, oui, au plus près de l’amour.
Love, de Toni Morrison, traduit de l’américain par Anne Wicke, Christian Bourgois, 210 pp., 22 euros.
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