La guerre sans fin ?
Sous la pression américaine, l’accord passé entre Khartoum et la rébellion sudiste met fin à des décennies de conflits et pourrait ouvrir le chemin de la réconciliation au Darfour, dans l’ouest du pays.
Génocide ? Nettoyage ethnique ? Massacres de masse ? Les Nations unies hésitent sur la terminologie pour qualifier ce qui se passe actuellement au Darfour, dans l’ouest du Soudan. Le haut-commissaire aux droits de l’homme par intérim, Bertrand Ramcharan, se défausse : « Nous n’avons pas voulu employer le terme de nettoyage ethnique. Mon travail, c’est de présenter les faits. À d’autres de les qualifier. » Preuve que la volée de bois vert administrée par les autorités soudanaises, le 2 avril, à Jan Egeland, le responsable aux affaires humanitaires de l’ONU qui avait osé alerter l’opinion publique en des termes peu diplomatiques, a eu de l’effet. Les Nations unies et l’Union africaine, qui est intervenue pour la signature d’un cessez-le-feu en avril, s’abstiennent donc de condamner, même indirectement, le gouvernement de Khartoum et ses affidés, les milices arabes djandjawids. Pourtant, les raisons ne manquent pas.
Les rapports d’Amnesty International, International Crisis Group, Médecins sans frontières, Human Rights Watch et même de l’ONU sont unanimes : depuis février 2003, les atrocités et les crimes contre l’humanité se multiplient dans la région. Environ 110 000 membres des ethnies masalit et zaghawa, principalement des femmes et des enfants, ont fui les combats et se sont rassemblés au Tchad, où le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) peine à assurer leur subsistance.
Depuis août 2003, de larges pans de terres agricoles fertiles sont méthodiquement vidés de leur population et brûlés. Les villages sont incendiés de façon systématique, souvent plusieurs fois. Les Djandjawids s’installent ensuite dans les décombres, rendant impossible le retour des habitants. Le bétail, les greniers, les puits, les pompes et tous les biens mobiliers sont détruits ou volés. On estime à 750 000 le nombre de membres de l’ethnie four déplacés dans l’intérieur du Darfour, regroupés dans des camps aux abords des villes de moyenne importance, à la merci des razzias meurtrières de ces mêmes Djandjawids, qui continuent de piller vivres, médicaments, vêtements et couvertures déposés à grand-peine et au compte-gouttes par les organisations humanitaires. Le nombre des victimes est encore inconnu, mais il sera probablement très élevé. Pendant des mois, les autorités ont interdit l’accès du Darfour à tous les étrangers, y compris journalistes, personnel humanitaire et membres des Nations unies. Jan Egeland lui-même a effectué son enquête pendant une dizaine de jours, auprès des réfugiés actuellement installés à une cinquantaine de kilomètres derrière la frontière tchadienne, avant d’obtenir l’autorisation de pénétrer au Soudan.
La région s’est enflammée il y a quatorze mois, avec l’apparition de l’Armée/Mouvement pour la libération du Soudan (A/MLS) et du Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE), composés de combattants des ethnies zaghawa, massalit et four, minorités noires du Darfour. Ces deux formations ont décidé de lutter, les armes à la main, contre la marginalisation politique, l’abandon économique et la discrimination raciste à leur encontre. Les Djandjawids – littéralement : « ceux qui attaquent à cheval » – milices issues de groupes arabes nomades, vandalisaient depuis des années les pâturages et les cultures de la région. Au fil du temps, devant l’indifférence et l’immobilisme du pouvoir, les communautés locales se sont organisées en groupes d’autodéfense. Au lieu de jouer, a minima, la neutralité, Khartoum a officialisé son soutien aux agresseurs. Le conflit s’est alors radicalisé. De plus en plus de jeunes du Darfour se sont engagés dans l’insurrection aux côtés de l’A/MLS et du MJE. De son côté, le gouvernement a recruté, payé, armé et habillé 20 000 Djandjawids supplémentaires, qui mènent maintenant des opérations conjointes avec l’armée régulière.
Cette stratégie n’a rien de neuf. C’est même une méthode de gestion des crises qu’affectionne le chef de l’État puisqu’il l’a utilisée pendant quinze ans à l’encontre des populations du sud du pays.
Le général Omar Hassan Ahmed el-Béchir est arrivé au pouvoir par un coup d’État le 30 juin 1989, en renversant le régime parlementaire du Premier ministre Sadek el-Mahdi, qu’il accusait d’avoir « échoué dans son entreprise de gérer le pays, d’avoir conduit le Soudan à l’isolement international et provoqué la dégradation de l’économie ».
En 1989, la situation de ce pays de 22 millions d’habitants répartis entre 600 ethnies n’est pas brillante. Le Nord, véritable puissance économique, administrative et esclavagiste exploite les ressources du Sud, riche en eau et en pétrole, sans rien lui rétrocéder en termes d’infrastructures : ni routes, ni écoles, ni hôpitaux. Trois ans auparavant, Khartoum avait été rayé des listes du Fonds monétaire international (FMI) pour cause de dette impayée (10 milliards de dollars). Le pays subit toujours les séquelles des deux guerres civiles et quinze coups d’État qu’il a connus depuis l’indépendance en 1956, et sort à peine de la dramatique famine de 1988, qui a fait 250 000 morts et 1 million de déplacés toujours entassés dans les bidonvilles de la capitale. La loi coranique est en vigueur partout, y compris dans le Sud chrétien et animiste, et c’est l’une des raisons du conflit avec l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS) du colonel John Garang.
La société civile, ses syndicats et organisations professionnelles sont très politisés au Soudan. Ce sont eux qui, en 1985, ont été à l’origine de la chute du dictateur Gaafar al-Nimeiri après seize ans de règne. Ils avaient alors proposé au nouveau pouvoir la mise en place d’un gouvernement intérimaire comprenant les deux grands partis politiques du pays (l’Oumma, de Sadek el-Mahdi, et le Parti démocratique unioniste) d’une part, et l’armée d’autre part. Ce nouveau gouvernement, dont Sadek el-Mahdi était Premier ministre, allait rapidement s’engager dans des négociations avec l’APLS pour mettre fin à la guerre civile. Un seul parti allait s’opposer à cette démarche de réconciliation : le Front national islamique (FNI).
Le FNI a été fondé en 1985 par Hassan el-Tourabi, ancien président de l’Assemblée nationale, déchu puis rentré en grâce. Ce lettré – qui sera l’éminence grise du régime après le coup d’État de Béchir – estime que le Soudan est trop pauvre et trop marginalisé pour servir de pays phare à l’islamisme et qu’il faut étendre le mouvement fondamentaliste aux nations voisines. Entre 1985 et 1989, les intégristes du FNI ont utilisé avec constance leur influence au sommet de l’État pour bloquer la démocratisation et entraver les négociations de paix avec l’APLS.
Malgré tout, Sadek el-Mahdi et John Garang concluent un accord à Addis-Abeba le 16 novembre 1988, qui prévoit l’abolition de la charia dans le Sud. La fraction jusqu’au-boutiste du pouvoir, autour du FNI, va pour sa part juger insupportable cet accord. Le coup d’État du général Béchir viendra opportunément en torpiller l’application.
Après le coup d’État du 30 juin 1989, la junte du général Béchir abolit la Constitution, dissout le Parlement et les partis politiques, et interdit toute la presse, à l’exception de l’organe des forces armées, el-Qouwatt el-Moussalaha. Les contacts sont rompus avec l’APLS et, pendant des années, chaque saison sèche, d’avril à novembre, voit reprendre l’offensive des bombardiers Antonov et des chasseurs Mig. Le général Béchir utilise les pires tactiques pour réduire ses adversaires, notamment la famine. Des images effrayantes parviennent jusqu’en Occident et le Soudan est voué aux gémonies par la communauté internationale révulsée, d’autant que les interventions humanitaires sont rendues quasi impossibles par les obstacles administratifs et la corruption.
Le pouvoir attise les haines et les clivages tribaux, avec un certain succès puisque des dissidences apparaissent, dans les années 1990, au sein même de l’APLS. Mais sur le terrain, l’armée régulière ne parvient pas à prendre le dessus. Douze ans après le début de la guerre civile, le nombre de morts est estimé à 4 millions, et trois fois plus de déplacés et de réfugiés. Le gouvernement a joué à fond la carte de la division au risque d’une « somalisation » du pays, c’est-à-dire la multiplication de chefs de guerre autonomes, naviguant d’alliances en divorces à l’intérieur de zones de non-droit livrées à elles-mêmes.
Omar el-Béchir engloutit des milliards de dollars dans l’entretien et l’armement de ses 80 000 soldats officiels, et des miliciens, dix fois plus nombreux. Des estimations officieuses, dans les années 1990, font état de 1 million d’hommes à l’entraînement. Au détriment, bien sûr, de l’économie et des infrastructures. En 1995, la dette plafonne à 16 milliards de dollars, le Produit national brut par habitant ne dépasse pas 200 dollars, et l’inflation tourne autour de 133 %. Le Soudan est l’un des pays les plus démunis de la planète, alors qu’il possède des réserves de pétrole inexploitées estimées à 4 milliards de barils.
Le Soudan étant membre de la Ligue arabe, le général Béchir bénéficie du soutien traditionnel de l’Égypte, de la Libye, de l’Arabie saoudite et de l’Irak. Mais son refus de condamner l’invasion irakienne du Koweït en 1991 provoque une rupture avec les pays du Golfe. La dégradation de la situation économique le pousse bientôt à lancer une double offensive diplomatique, d’un côté vers l’Iran et la Libye, de l’autre vers les pays occidentaux, dont la France. L’opération est vivement encouragée par Hassan el-Tourabi, le dirigeant du FNI, réputé francophile et persuadé que seul le maintien de passerelles avec l’Occident peut sortir le pays du marasme économique. En août 1994, il livre à la France son ennemi public numéro un : le terroriste Carlos. Toutefois, ce « fait d’armes » n’est pas suffisant pour émouvoir l’opinion occidentale, et John Garang, le hors-la-loi, bénéficie toujours d’une meilleure réputation que le chef de l’État. Alors que les soldats de l’APLS se répandent en exactions contre les civils, Garang reste le héros – et le héraut – de la défense des chrétiens. Si la chute du dictateur éthiopien Haïlé Mariam Mengistu, en mai 1991, l’avait privé d’une partie de ses bases de repli, il a su rapidement gagner le soutien de son successeur, Mélès Zenawi, ainsi que de l’Érythréen Issayas Afewerki. Bref, au crépuscule du XXe siècle, en dépit de la recomposition de la carte politique de la région, la situation intérieure du plus vaste pays d’Afrique n’est pas meilleure que vingt ans plus tôt.
Les immenses territoires pas ou mal contrôlés du Sud ouvrent leurs portes à tous les guérilleros de la planète, qui viennent s’y entraîner. Résultat : en 1998, au lendemain des attentats de Nairobi (Kenya) et de Dar es-Salaam (Tanzanie), les Américains inscrivent le Soudan sur la liste des États voyous qui soutiennent le terrorisme islamiste international. Ils sont persuadés que des responsables du mouvement palestinien Hamas et du groupe Abou Nidal ont droit de cité à Khartoum, de même qu’Oussama Ben Laden.
Mais défier l’Amérique n’est pas l’objectif d’Omar el-Béchir. Il va falloir sortir de l’impasse, d’autant plus que la situation intérieure se dégrade, avec le refus croissant des jeunes de s’enrôler dans l’armée ou les milices. Dans un premier temps, le président tente une réconciliation avec l’opposition en exil. Le 22 mai 1999, l’ancien tyran Gaafar el-Nimeiri rentre à Khartoum. Parallèlement, l’éminence grise de Béchir, l’islamiste Hassan el-Tourabi, tente un rapprochement avec l’ancien Premier ministre déchu, Sadek el-Mahdi, chef du parti de l’Oumma. Et là, coup de théâtre : Tourabi est évincé du pouvoir et jeté en prison. Il est accusé d’avoir osé conclure une alliance contre-nature avec l’ennemi de toujours, l’APLS, au nom… du respect de la diversité.
Béchir refuse toujours de céder quoi que ce soit à Garang. Il cristallise ses efforts autour d’une guerre qui n’est pourtant pas la sienne, puisqu’elle a commencé bien avant son arrivée aux affaires. Il devient évident que ce n’est pas la charia qui en est le nerf, mais bien le pétrole, découvert par la compagnie américaine Chevron en 1980. Déjà lorsque le président Gaafar el-Nimeiri avait compris que l’essentiel des réserves pétrolières se trouvait dans le Sud, région autonome selon un accord de 1972, il avait tenté de récupérer les zones pétrolifères. Dépossédés de tout contrôle sur l’exploitation de leur sous-sol, les Sudistes se sont révoltés. Vingt ans plus tard, les convoitises sont exacerbées et les intérêts décuplés.
Omar el-Béchir va pourtant devoir se rendre à l’évidence. S’il veut être l’ami des Américains, ou en tout cas éviter que leurs bombes ne viennent pulvériser des usines comme en 1998, l’heure n’est plus au rigorisme islamiste, surtout depuis les attentats du 11 septembre. Aux États-Unis, le puissant lobby chrétien autour de George W. Bush fait entendre sa voix. Il ne tolère plus les exactions commises depuis tant d’années contre les chrétiens du Sud-Soudan. Comme Washington souhaite favoriser l’exploitation de l’or noir et extirper le terrorisme de ses sanctuaires, il n’y a d’autre choix que la paix. En juillet 2002, un protocole est signé entre les deux ennemis, Omar el-Béchir et John Garang, à Machakos (Kenya). Il prévoit, outre le droit à l’autodétermination du Sud et la séparation de la religion et de l’État, une période de six années de transition avec un « gouvernement à base élargie ». Reste à étudier le partage des ressources pétrolières.
« L’avancée démocratique » du pays, soigneusement orchestrée par son dirigeant depuis ces cinq dernières années, finirait-elle par payer ? Au lendemain de l’élection de décembre 2000 et malgré le boycottage et les fraudes relevées par les observateurs internationaux, l’Occident lève les sanctions économiques imposées par l’ONU depuis 1996. Khartoum a eu la bonne idée de concéder l’extraction du pétrole à des multinationales de tous horizons : Canada, Chine, États-Unis, Malaisie, France, Russie, s’assurant ainsi d’opportunes amitiés dans tous les camps. En 2000, le pétrole représente 74,7 % de la valeur des exportations totales du pays. La balance commerciale enregistre un excédent de 254 millions de dollars et le FMI commence à considérer le pays d’un meilleur oeil.
Libéré le 13 octobre 2003 mais tenu à l’écart de la politique, Hassan el-Tourabi parle toujours de « révolution » et affirme que « le Soudan doit marcher vers l’union, pas la partition ». La bonne réputation d’Omar el-Béchir semblait faite… jusqu’à ce que le scandale du Darfour éclate aux yeux du monde.
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