Bousbia tisse sa toile
Bière, vin, lait, boissons gazeuses… Le patron de la Société frigorifique et brasserie de Tunis (SFBT) étend inexorablement son empire.
On dit parfois de Mohamed Bousbia (70 ans), le patron de la Société frigorifique et brasserie de Tunis (SFBT), qu’il a un appétit féroce. Et pas seulement parce qu’il travaille dans l’agroalimentaire ! Il est vrai que, lorsqu’on dirige l’une des plus grandes entreprises privées du pays – dont la situation financière est actuellement plus que confortable -, il est difficile de s’arrêter en si bon chemin. L’appétit vient en mangeant… À son initiative, la SFBT vient en tout cas de déclencher une vaste offensive visant à prendre le contrôle de toute une série d’entreprises tunisiennes et à développer des partenariats avec divers opérateurs locaux et étrangers.
Dans cette stratégie, le renfort de Castel, le groupe agroalimentaire français (qui, par le biais de l’une de ses filiales, Les Brasseries et glacières internationales, détient 35,47 % du capital de la SFBT) pourrait se révéler déterminant et préfigurer ce que sera l’entreprise tunisienne lorsque le marché sera totalement ouvert. Avec le concours de Castel, la SFBT s’est d’ores et déjà lancée dans le vin, a élargi sa gamme de marques d’eaux minérales et s’apprête à lancer, en octobre ou en novembre, une cinquième marque de bière, la Heineken.
Par ailleurs, avec des partenaires tunisiens et italiens, la SFBT s’intéresse au secteur laitier, où elle a investi au moins 20 millions de dinars (12 millions d’euros) – qui s’ajoutent aux 30 millions de dinars investis dans le vin et les eaux minérales. Et elle commence à regarder au-delà des frontières, notamment vers l’Italie, où elle s’apprête à fournir de la bière à la fédération locale de rugby, et vers la Libye, où elle exporte déjà de petites quantités de boissons gazeuses et s’efforce d’obtenir la gestion de quatre sociétés récemment privatisées.
Si Bousbia a choisi de lancer la Heineken en Tunisie, c’est, explique-t-il, « pour offrir un plus large choix aux touristes ». Rien ne l’y obligeait puisque sa société détient un monopole de fait sur la bière et aurait pu se contenter de commercialiser ses deux marques locales, la Celtia et la Stella. Très légères, celles-ci sont bien adaptées au climat. Ce qui n’est pas forcément le cas de la française « 33 » et de l’allemande Löwenbräu, deux marques que la SFBT fabrique depuis plusieurs années et vend à des prix comparables à ceux des bières locales : jamais elles ne sont parvenues à conquérir plus de 10 % du marché.
Dans ces conditions, on imagine d’autant plus difficilement l’apparition d’un éventuel concurrent que la publicité pour les alcools est interdite. Et que les prix, encadrés par l’État, sont relativement bas. Parce que ses équipements sont totalement amortis, seule la SFBT peut se permettre de vendre aussi peu cher sa bière et ses boissons gazeuses. Même dans l’hypothèse d’une ouverture du marché. « Nous n’avons pas eu besoin de sortir les canons pour dissuader d’éventuels concurrents, explique Bousbia. Un brasseur étranger s’est récemment rendu dans le Sud tunisien, où il envisageait d’installer une unité de production de bière. Quand il a vu le niveau des prix, il est vite reparti. »
Le patron de la SFBT a la réputation de ne pas faire de cadeaux face à la concurrence. Il y a quelques années, General Drinks l’a appris à ses dépens. Cette société privée locale avait entrepris de lancer la marque de bière Tuborg sur le marché tunisien, mais son projet a fait long feu. Elle s’est alors tournée vers Pepsi-Cola, pour l’embouteillage du célèbre soda. L’objectif était de concurrencer la SFBT, qui met en bouteilles le Coca-Cola. L’effort de marketing de cette dernière a été tel que l’opération s’est soldée par un échec. En 2000, Bousbia a fini par racheter l’usine Pepsi, qui fabrique désormais du Coca…
La manière dont l’homme d’affaires est parti à l’assaut du marché laitier est révélatrice du personnage. En 2001-2002, la Tunisie est victime d’une sévère vague de sécheresse. Du coup, les centrales laitières rechignent à payer les producteurs, qui, pris à la gorge, vendent aux bouchers une partie de leur cheptel, provoquant une pénurie de lait frais jusqu’à la fin de 2003. Certains distributeurs décident alors de ne vendre du lait de la marque Délice qu’aux acheteurs de boissons gazeuses Virgin, commercialisées depuis peu. Bien entendu, les deux marques appartiennent au groupe Délice, que dirige Mohamed Meddeb, par ailleurs partenaire du groupe français Danone. Grâce à une intense campagne de publicité et au boycottage spontané de Coca-Cola par un nombre non négligeable de consommateurs mécontents de la politique étrangère des États-Unis (au Proche-Orient et en Irak), Virgin parvient à conquérir près de 10 % du marché des boissons gazeuses.
Bousbia (comme d’ailleurs Meddeb) a beau réfuter « toute idée de guerre commerciale », la contre-attaque s’organise : la SFBT investit massivement dans la production laitière, où Délice détient 45 % des parts de marché. « Nous avons un rôle à jouer, explique Bousbia. Le lait n’est pas rentable pour le moment, mais il le deviendra à moyen terme. Nous allons donner des génisses laitières aux centres de collecte pour qu’ils les redistribuent aux éleveurs, ce qui permettra à ces derniers d’atteindre le seuil de rentabilité. Les remboursements se feront sur dix-huit mois. Par ailleurs, nous allons fournir des équipements permettant de conserver le lait au froid, de la production à l’usine, mettre en place des équipes de vétérinaires et octroyer des primes à la qualité. »
En amont, la SFBT a pris des participations dans deux centrales laitières en faillite : l’usine de Beldi (en association avec Agromed), puis la Société tunisienne de l’industrie laitière (Stil), l’ex-fleuron du secteur public dans le secteur, dont l’usine est mitoyenne du complexe de la la SFBT. Cette dernière en a racheté les actifs pour 6 millions de dinars (3,7 millions d’euros).
Un partenariat est par ailleurs envisagé avec une société italienne dans le domaine de la fromagerie. Enfin, le groupe va se lancer dans la fabrication de glaces et commercialiser sous la marque Disney certains produits lactés et chocolatés de Coca-Cola destinés aux enfants. « Nous essayons de ne pas concurrencer les autres fabricants de lait, comme Mamie Nova, Laino, Poulina, en leur confiant des travaux de sous-traitance », indique Bousbia.
Dans le vin, la SFBT innove. Au mois d’avril, en association avec Castel, elle a pris le contrôle de la ferme Raoudha, qui appartenait à la Banque nationale agricole (BNA), un établissement public situé dans la région de Testour. Au moins 500 ha de vignes vont être plantés (uniquement des cépages « nobles ») en vue de la production d’un vin de qualité destiné essentiellement à l’exportation.
Rien ne prédestinait ce cadre bancaire passionné de football (il est l’un des principaux sponsors du foot tunisien) à une telle carrière. « Hamadi », comme le surnomment ses amis, est entré en 1959 à la Banque centrale de Tunisie (BCT). Il y a gravi tous les échelons, jusqu’à la direction générale. En 1980, à l’âge de 46 ans, il est parachuté à la tête de la SFBT. « À l’époque, les gens ont prétendu que j’étais mis au frigo », s’amuse-t-il. En réalité, sa parfaite connaissance de l’économie et de l’administration va faire merveille. Les bénéfices de l’entreprise vont passer de 350 000 dinars à 44,6 millions de dinars en 2003.
De quoi exciter les investisseurs étrangers, qui détiennent 49 % du capital et sont fidélisés par la gestion transparente de la compagnie, le versement d’importants dividendes et des distributions d’actions gratuites qui leur font oublier les pertes consécutives à la chute des cours boursiers, en 2001-2002.
Le secret de la réussite de cette firme héritée des temps coloniaux ? « Ce n’est pas la réussite d’un homme, mais celle d’une équipe, commente Bousbia. Il faut savoir s’entourer de collaborateurs compétents et leur donner une grande liberté d’action, tout en les encadrant. En fait, je gère la SFBT comme si c’était ma propre affaire. »
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