Abidjan fait-il encore rêver Bolloré ?

Pris en otage dans une situation politique conflictuelle et placé dans une position économique délicate, le groupe français, présent dans de nombreux secteurs, quitte la filière café-cacao.

Publié le 14 juin 2004 Lecture : 6 minutes.

Est-ce la fin des grandes ambitions ivoiriennes de Vincent Bolloré ? L’annonce, le 2 juin, de pourparlers pour la cession de Dafci, la filiale du groupe français spécialisée dans le café-cacao, scelle en tout cas son retrait du négoce des deux produits phares de la Côte d’Ivoire. Elle intervient dans un contexte où toute discussion est sujette à caution et à interprétation, même si l’entourage du groupe jure que sa démarche est purement stratégique, la multinationale voulant se recentrer sur le transport et l’activité portuaire, dans lesquels elle a récemment investi 8 milliards de F CFA. « Nous travaillons depuis longtemps en Afrique et avons l’habitude des situations difficiles. Nous avons confiance dans l’avenir de la Côte d’Ivoire », affirme Étienne Giros, directeur général du développement Afrique de la multinationale.
Reste que la crise qui sévit dans le pays depuis le 19 septembre 2002 a jusqu’à présent pénalisé les activités du groupe, notamment dans le secteur du cacao. Dysfonctionnement dans la commercialisation, mauvaise régulation de l’activité, vente sauvage de fèves dans les pays voisins, surtaxation de la filière, détournements de fonds Cette situation, dont rien n’indique qu’elle va s’arranger rapidement, a certainement pesé lourd dans la
décision de se désengager.
L’entrée de Bolloré dans la filière remonte à 1999, avec la reprise du groupe Dafci, alors troisième « chargeur » ivoirien, et de la Shac (fonds de commerce et réseau de collecte en brousse). À partir de ce socle devaient s’organiser le négoce et le transport des produits agricoles. Bolloré s’était alors fixé un objectif très ambitieux : exporter
plus de 100 000 tonnes de fèves de cacao et de cerises de café. Or cinq ans se sont écoulés et Dafci ne devrait pas commercialiser plus de 50 000 tonnes de café-cacao à l’issue de la campagne 2003-2004. Soit moins qu’en 2002-2003 (85 000 tonnes). En 2003, la multinationale n’a réalisé que 128 millions d’euros de chiffre d’affaires dans la filière.
« Les activités n’ont jamais vraiment décollé, le groupe Bolloré ayant revu ses ambitions à la baisse pour ne pas être accusé de mettre la main sur l’économie ivoirienne », explique un spécialiste des matières premières à Abidjan. Dafci connaissait, par ailleurs, des problèmes d’approvisionnement depuis deux saisons en raison des barrages villageois et policiers dans sa zone d’achat (Douékoué, Vavoua et Daloa dans le centre-ouest du pays). Ce qui entraînait des surcoûts et ne facilitait pas les relations avec ses partenaires commerciaux.
La mise en vente de Dafci attise néanmoins les appétits. Plusieurs opérateurs privés ou publics seraient candidats au rachat. Parmi les noms les plus fréquemment cités : la multinationale néerlandaise ADM, le Fonds de développement et de production du café et du cacao (FDPCC), et le Fonds de régulation du café-cacao (FRC). Étienne Giros, qui était les 8 et 9 juin à Abidjan, a entamé les discussions avec les candidats à la reprise. Mais rien ne transpire des premières négociations Les responsables parisiens de Bolloré n’ont
pas associé aux pourparlers en cours l’équipe de Dafci à Abidjan. Une pilule certainement dure à avaler pour Jérôme Parlange, directeur général de la société, qui est présent dans le négoce du cacao ivoirien depuis vingt-sept ans. « Je ne sais pas de quoi notre avenir sera fait » lâche-t-il.
En se séparant de Dafci, Vincent Bolloré se retire une épine du pied et peut espérer réaliser un joli coup commercial, car l’outil industriel, en bon état, est opérationnel
pour la prochaine campagne.
Toutefois, le retrait de l’activité café-cacao remet en question la stratégie du groupe,
qui consiste à intégrer toute la chaîne de commercialisation et de transport des matières premières, et leur acheminement maritime. D’autant que ce désengagement n’est pas le premier en Côte d’Ivoire Bolloré a déjà vendu la Société ivoirienne de tabac (Sitab) en avril 2001 au fabricant britannique Imperial Tobacco.
Certains commencent même à s’interroger sur l’avenir du groupe dans le pays. D’autant que
le reste des activités connaît de sérieux déboires. Depuis la partition de fait du pays en septembre 2002, le coton ivoirien sort au compte-gouttes, et les égreneurs du Mali et du Burkina ont trouvé d’autres ports qu’Abidjan pour exporter.
Au niveau du transport ferroviaire, le groupe Bolloré doit honorer des charges importantes, la compagnie Sitarail, dont il est actionnaire à hauteur de 67 %, comptant un effectif de 1 750 employés. Or le trafic n’a repris qu’à 55 % de sa capacité optimale depuis fin 2003, après un an de suspension.
Enfin, la stratégie d’intégration des activités portuaires du groupe est remise en question. Retour sur les faits.
Le 23 octobre 2003, le directeur du Port autonome d’Abidjan (PAA), Marcel Gossio un proche du président Gbagbo , signe, avec la bénédiction du ministère de l’Économie et des Finances, une convention de concession de gré à gré avec la Société d’exploitation du terminal de Vridi (SETV), une filiale de Bolloré. Or Patrick Achi, alors ministre des Infrastructures économiques le département de tutelle , n’a pas été consulté. Par un courrier du 20 février, il informe les responsables de la multinationale que les documents
signés seront donc considérés comme nuls et non avenus. Quelques jours auparavant, Jean-Louis Billon, président de la Chambre de commerce de Côte d’Ivoire (et patron du groupe Sifca), avait publiquement critiqué ce qu’il considérait comme un arrangement à l’amiable, qui aurait instauré une situation monopolistique de fait dans les transports ivoiriens, Bolloré étant déjà présent dans le secteur portuaire et maritime. Billon en avait informé par lettre le Medef, le syndicat patronal français, et les principaux
bailleurs de fonds. Mamadou Dia, le directeur des opérations de la Banque mondiale en Côte d’Ivoire, après consultation de ses partenaires, a également adressé le 8 avril un courrier au ministre de l’Économie et des Finances, Paul-Antoine Bohoun Bouabré, pour
contester « la manière dont ce contrat a été négocié, qui déroge fondamentalement aux principes de bonne gouvernance ».
Un mois auparavant, le 5 mars, l’affaire avait connu ses premiers développements politiques. Le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), dont Patrick Achi est l’un des cadres, avait convaincu les principaux partis d’opposition signataires des accords de
Marcoussis de dénoncer ce contrat. Le Rassemblement des républicains (RDR) et le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) étaient alors volontiers montés au créneau, tolérant de moins en moins les vexations du pouvoir FPI, qui s’efforce de monopoliser les postes de responsabilité au sein des entreprises publiques et de la haute administration.
On en est vite arrivé à une situation de blocage, les ministres concernés suspendant leur participation au gouvernement. La situation dure toujours, le Premier ministre Seydou
Diarra ne convoquant plus le traditionnel Conseil des ministres.
Le 14 mai, Innocent Anaki Kobenan, le nouveau ministre des Transports, après le limogeage de Patrick Achi, refuse à Bolloré la concession de gestion du terminal. Trois jours plus
tard, le 17 mai, le tribunal de première instance d’Abidjan accorde pourtant une autorisation provisoire pour que « la SETV continue à exploiter le terminal des conteneurs de Vridi tout le temps que durera la procédure administrative ».
Un peu de répit pour Vincent Bolloré Mais la bataille qu’il mène pour le contrôle du port est loin d’être gagnée. S’il a bénéficié jusqu’à présent de l’appui du ministre de l’Économie et des Finances et de l’Élysée, dont le groupe est proche , ce dernier
pourra-t-il continuer à le soutenir contre vents et marées ? Les bailleurs de fonds, l’opposition et les opérateurs économiques ne sont pas près de relâcher leur vigilance. Devenu la pomme de discorde d’une situation politique conflictuelle, placé dans une position économique difficile, Vincent Bolloré, qui est loin d’avoir l’âme du martyr, sera-t-il tenté de lâcher d’autres secteurs d’activité en Côte d’Ivoire ?

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