Tristes tropiques
Diffusée sur France 3, une fascinante fresque historique de l’esclavage dans les Antilles françaises.
Publié le 15 mai 2007 Lecture : 3 minutes.
Dos d’ébène courbés et alignés par rangs de quatre dans la cale d’une pirogue. Muscles luisants immobiles. Dans l’ombre du bateau négrier, deux rameurs blancs souquent en direction de la côte. Sur la plage, des hommes, des femmes, entravés par des chaînes avancent en ligne, d’autres sont enfermés dans des cages. Cris, gémissements, claquements de fouet sous un soleil de plomb. Au bord de l’eau, une belle aux cheveux mousseux tapote du revers de la main ses cotillons froissés par les porteurs noirs qui viennent de la soulever au-dessus des vagues pour la déposer sur le sable.
Nous sommes en Martinique, à la fin du XVIIIe siècle. Le comte de Rochant, aristocrate désargenté, sa femme, sa fille et son fils arrivent au port de Saint-Pierre. Tournée à Cuba et aux Antilles dans une nature sauvage splendide, Tropiques amers, fresque historique réalisée par Jean-Claude Barny, fascine dès les premières minutes. Fascination pour une période sombre de l’histoire de France, méconnue des métropolitains pour qui les Antilles n’évoquent trop souvent que vacances et plages de sable fin. Fascination morbide aussi devant une souffrance humaine qui nous contraint à nous interroger sur un monde moderne où le racisme ordinaire tend à se banaliser.
Au-delà de sa dimension romanesque, Tropiques amers s’inscrit dans un nécessaire travail de mémoire. Si, dans la littérature ou le cinéma, la limite est parfois ténue entre la réalité cruelle d’un sujet et la nostalgie insidieuse d’une Grande France que suscitent malgré tout les images, l’écueil a été remarquablement évité par Virginie Brac, la scénariste, et Myriam Cottias, historienne martiniquaise, spécialiste de la période, qui précise : « Il fallait éviter de présenter une version trop manichéenne de la relation esclavagiste dans ses pires horreurs et aussi expliquer comment la relation perverse maître-esclave entraîne tout le monde dans une spirale d’inhumanité. »
Pour Lilian Thuram, parrain du projet, « le racisme du XXIe siècle se révèle souvent plus pernicieux que celui des siècles d’hier, car il a pris les habits du quotidien dans l’indifférence générale. Afin de comprendre les tensions de la société française d’aujourd’hui, explique le sportif membre du Haut Conseil à l’intégration, nous devons tenir compte de cet héritage partagé de l’esclavage, car il appartient tout autant à l’histoire de l’Hexagone que des Antilles ! Il ne s’agit pas d’une simple confrontation entre Noirs et Blancs, mais d’un processus de grande ampleur avec la mise en place d’une idéologie raciste ayant permis aux Blancs d’affirmer leur supériorité et d’en tirer profit. Nous sommes aujourd’hui toujours tributaires des idées de Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races humaines ».
Lilian Thuram ajoute : « Il ne faut ni condamner ni culpabiliser qui que ce soit, mais simplement reconnaître le passé. L’école a un rôle simple, mais capital à jouer. Comment expliquer que l’Afrique n’apparaisse dans les manuels scolaires qu’au moment de la traite négrière ? La colonisation est la suite logique de l’esclavage et procède d’un même mécanisme d’assujettissement de races jugées inférieures à d’autres dites civilisatrices. Ce racisme ancré dans l’inconscient n’a finalement jamais été remis en cause. Et je parle tout aussi bien des Blancs, qui ont développé un sentiment de supériorité par rapport à l’homme noir, que des Noirs, qui, de leur côté, ont aussi intégré l’image négative qu’on leur renvoyait. Il est grand temps de se pencher sur les racines de ces attitudes. Tropiques amers est un pas dans le long chemin qui conduira à une réelle prise de conscience. »
Tropiques amers, réalisé par Jean-Claude Barny. Avec Jean-Claude Adelin, Fatou N’Diaye, Jean Michel Martial. « Un nouveau monde », le premier des cinq épisodes, a été diffusé sur France 3 le 10 mai, date officielle de la commémoration de l’abolition de l’esclavage.
