Quand l’Algérie était ottomane

Arracher le passé aux lectures fantasmatiques, tel est le projet de Lemnouar Merouche, dont rend compte ici Mohammed Harbi.

Publié le 15 mai 2007 Lecture : 3 minutes.

Dans mes investigations sur le passé de l’Algérie, il ne m’a pas été donné de lire souvent des ouvrages aussi denses que ces Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane (1520-1830) de Lemnouar Merouche. Leur auteur a un parcours singulier. Après avoir fréquenté l’école primaire à Bordj Ghedir dans la région de Bordj Bou-Arréridj, il poursuit son apprentissage scolaire à la Khaldounia et à la Zitouna (Tunis) avant de s’inscrire en lettres à l’Université du Caire. Comme d’autres étudiants de sa génération, dont le colonel Boumedienne, il fait partie des premières recrues de l’ALN (Armée de libération nationale). Son anticonformisme ne convenant guère à ses chefs, il se retrouve après quelques mésaventures à la rédaction d’El Moudjahid en langue arabe dont il prend la direction en 1962.
Opposant au coup d’État du 19 juin 1965, il quitte l’Algérie et, tout en militant, s’inscrit à l’École des hautes études à Paris où il prend comme directeur de recherche un historien de renom, Pierre Vilar. C’est dans cette noble institution où prévalait alors l’influence du groupe des Annales d’histoire économique et sociale qu’il mûrit son projet d’arracher le passé algérien aux lectures fantasmatiques qu’en proposent le discours historique colonial et son envers, le discours nationaliste. À ce dernier, il trouve des circonstances atténuantes, celles d’avoir dans une situation de grand danger jeté les fondements d’une identité nationale pour assurer la cohésion d’une communauté atomisée par la domination coloniale et désorientée. Mais de ce discours, construit sur un imaginaire obsolète, il s’est éloigné sans état d’âme pour uvrer avec d’autres chercheurs à la réinterprétation du passé.
Nous disposons aujourd’hui des deux premiers volumes sur les quatre prévus. Le premier, conçu dans la ligne des grandes orientations méthodologiques d’Ernest Labrousse, est consacré à l’évolution de la monnaie, au mouvement des prix et des revenus. Contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre, Merouche ne s’en tient pas à l’étude des séries des prix et des salaires dans la durée pluriséculaire (1520-1830). Comme il le souligne lui-même, une fois prises en compte les pesanteurs et les particularités de la société préindustrielle, l’analyse « s’est particulièrement intéressée au poids des structures de domination » et à leurs effets sur « la dynamique des enrichissements et des appauvrissements ».
L’étude des différents groupes qui composent la société nous donne un tableau éloquent établi à partir de sources recoupées. Y figurent les grandes fortunes de l’élite du pouvoir (pachas, amiraux, grands raïs, etc.) bâties sur la course et l’exportation des céréales, les couches intermédiaires (raïs, militaires, oulémas et fonctionnaires), le monde des boutiques, les ouvriers, les esclaves. Il va de soi que, dans la stratification sociale, les critères ne sont pas seulement d’ordre économique. Une lecture politique est indispensable. La séparation de l’économique, du politique et du social appauvrirait notre compréhension des crises et des révoltes qui jalonnent l’évolution de l’Algérie ottomane et contribuent à l’affaiblir à la veille de la conquête française.
Cet aspect n’a pas échappé à Merouche. Tout en s’inspirant des méthodes d’Ernest Labrousse, il a su procéder aux adaptations qu’imposent les différences entre le milieu européen et le milieu algérien que le second tome consacré à la course et à ses acteurs nous rend avec minutie. « L’État d’Alger, constate Merouche, né de la course, est resté pendant trois siècles un État constamment tourné vers l’aventure maritime. » Il s’est forgé dans un premier temps dans la résistance à l’expansion de l’Espagne. Mais c’est entre 1580 et 1700 que la course, « forme de violence sur mer, spécifiquement méditerranéenne », entre chrétiens et musulmans sous prétexte de guerre sainte a connu son apogée.
L’essentiel du second tome est consacré à une réévaluation critique de l’historiographie et à une étude rigoureuse de la course, de ses moyens, de ses profits et de ses bénéficiaires dont les portraits sont dressés – avec force détails. Alger n’est ni un « nid de pirates » comme le soutenait l’école coloniale, car la course se distingue de la piraterie, ni une superpuissance des mers comme la présentaient « les fabricants d’histoire nationale ». Ces thèses démontrent seulement que l’Histoire ne s’écrit pas en dehors du temps que vivent les historiens. Merouche le sait bien. C’est pourquoi il se présente à nous sans masque pour nous livrer un travail de pionnier.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires