Ni charia ni coup d’État

Le camp laïc s’oppose massivement à l’éventuelle élection d’un président islamiste. Et récuse tout autant une intervention de l’armée.

Publié le 15 mai 2007 Lecture : 5 minutes.

Depuis que Mustafa Kemal Atatürk et ses amis ont instauré la République turque en 1923, les gouvernements ont été placés sous la tutelle de l’armée. Jusqu’à récemment, cette situation faisait l’objet d’un large consensus au sein de la population et parmi les responsables politiques. Tous les sondages montraient que l’armée était l’institution dans laquelle les Turcs avaient le plus confiance. Quand l’état-major élevait la voix, les hommes politiques écoutaient.
L’armée est intervenue à quatre reprises depuis 1960, sans verser le sang, même s’il y a eu de brefs accès de violence au lendemain du coup d’État de 1980. Les généraux ont rapidement rendu le pouvoir aux civils, par deux fois après avoir élaboré une nouvelle Constitution et, dans tous les cas, après s’être assurés que la présidence de la République revenait à un ancien militaire ou à une personnalité aux idées proches des leurs. Le président a servi d’intermédiaire entre l’armée et les civils, et a veillé à ce que la laïcité, l’un des piliers de la Constitution, soit respectée.
Vue d’Europe occidentale, cette tendance de l’armée à interférer dans la vie publique peut sembler antidémocratique. À cela on peut objecter que les politiciens chassés du pouvoir étaient plus antidémocratiques que les généraux et que les méthodes utilisées par ces derniers pour se débarrasser d’eux. Le premier coup d’État, en 1960, a permis de renverser un gouvernement devenu autoritaire et corrompu, qui réprimait l’opposition et muselait les médias. En 1980, l’armée s’est emparée du pouvoir dans un climat de quasi-guerre civile favorisé par des politiciens irresponsables et par des divisions de plus en plus profondes entre la droite et la gauche. L’intervention de 1997 a eu pour but de se défaire d’un gouvernement islamiste désireux de remettre en cause la laïcité.
Le pays vit aujourd’hui le dernier chapitre de cette confrontation entre le pouvoir civil et les militaires. L’élection d’un nouveau président par l’Assemblée nationale a tourné au bras de fer entre, d’une part, l’armée et le camp laïc et, de l’autre, les islamistes, représentés par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et son Parti de la justice et du développement, l’AKP [qui récuse cette étiquette et se définit comme « conservateur de centre-droit », NDLR].
L’enjeu est crucial, d’abord parce qu’en Turquie le chef de l’État est doté de pouvoirs importants, ensuite parce que la présidence est le dernier bastion laïc dont l’AKP ne s’est pas encore emparé. Le président est le commandant en chef des forces armées, il a un droit de veto sur les lois ; il peut convoquer des élections anticipées, nommer des hauts magistrats et des recteurs d’université, et il ratifie toutes les nominations de hauts fonctionnaires. Si la présidence passait aux mains de l’AKP, Erdogan contrôlerait tout l’appareil d’État. Il a déjà placé à des postes clés de l’administration de fervents musulmans, souvent au mépris le plus total de l’expérience, de la compétence et de la bonne gouvernance. La présidence lui aurait permis de nommer des juges et des recteurs d’universités islamistes et, sans doute, pour finir, de renvoyer des généraux encombrants, parachevant la mainmise de son parti sur l’État.
Erdogan convoitait ce poste, mais, craignant une réaction violente de l’establishment laïc et de l’armée, il a préféré y renoncer au profit d’Abdullah Gül, son ami le plus proche et actuel ministre des Affaires étrangères. Pour le camp laïc, toutefois, Erdogan et Gül sont « bonnet blanc et blanc bonnet ». L’armée a critiqué la candidature de Gül [dans un communiqué publié sur son site Internet le 27 avril à minuit, au soir du premier tour de scrutin, NDLR] et a fait part de son inquiétude de voir la laïcité remise en cause par le gouvernement AKP. Erdogan a en effet déclaré que les généraux sont des fonctionnaires placés sous les ordres du Premier ministre, et non l’inverse. C’était la première fois que l’armée se voyait défiée ouvertement. Erdogan semble décidé à ne pas céder et à mettre fin une fois pour toutes au bras de fer qui oppose militaires et civils mais au profit de ces derniers.
La Cour constitutionnelle a annulé, le 1er mai, le premier tour de scrutin présidentiel, jugeant qu’un quorum de deux tiers des députés devait être réuni avant de procéder au vote. Erdogan aurait pu saisir l’occasion pour proposer un candidat de compromis. Au lieu de cela, il a choisi de faire monter les enchères. Il a appelé à des élections législatives anticipées et proposé de modifier la Constitution pour faire désormais élire le président au suffrage universel direct [échouant une nouvelle fois, le 6 mai, devant le Parlement, faute du quorum requis, Abdullah Gül a, depuis, retiré sa candidature]. Ainsi, l’AKP serait en mesure de remporter à la fois les législatives, qui auront lieu le 22 juillet, et la présidence.
Dans ces conditions, Erdogan est-il un champion de la démocratie ? Ou bien, comme le redoutent l’armée et le camp laïc, utilise-t-il sa popularité pour mettre en uvre, en catimini, un programme islamiste ? La démocratie turque est-elle sur le point d’avancer ou de reculer ? Une chose est sûre : les généraux n’ont pas l’intention de prendre eux-mêmes la direction du pays. Leur intervention – le communiqué du 27 avril – a été largement désapprouvée. La majorité des Turcs ne veut ni d’un coup d’État ni d’une Turquie islamiste. Hélas, l’opposition n’est constituée que de partis corrompus et de leaders médiocres qui n’ont aucune chance de vaincre l’AKP.
On n’est pas aussi sûr, en revanche, qu’Erdogan n’a pas l’intention de faire de la Turquie un Iran « light » si son parti remporte à nouveau les législatives et gagne la présidentielle. Le principal espoir réside dans les manifestations géantes d’Ankara et d’Istanbul (les plus importantes de l’histoire du pays) de citoyens réclamant l’instauration d’une démocratie libérale. Les manifestants ne portaient pas d’écharpes orange. Mais on ne peut s’empêcher de les comparer aux foules qui, en Ukraine, ont apporté un changement politique et d’espérer qu’une évolution similaire est en marche en Turquie.

© Jeune Afrique et Financial Times 2007. Tous droits réservés.

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* Éditorialiste au quotidien turc Milliyet.

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