Course d’obstacles

Publié le 15 mai 2007 Lecture : 8 minutes.

Après une longue période de confusion marquée par trois cohabitations et entretenue par douze années de radical-socialisme mou à l’Élysée, la politique française se clarifie enfin. C’est évident pour la droite. Et inévitable pour la gauche, après l’amer constat que la machine à perdre a changé de camp. Longtemps jugée « la plus bête du monde », la droite française est ressuscitée, réhabilitée par la victoire sans bavure de Nicolas Sarkozy. Le prétendant UMP n’a pas seulement réussi l’exploit de la réunifier en faisant surgir de la majorité silencieuse un authentique « peuple de droite » désormais rassemblé. Il lui a rendu des valeurs dont elle n’osait plus se prévaloir dans cette démocratie française étrangement acharnée contre elle-même : pas un seul gouvernement reconduit depuis 1981 ; douze Premiers ministres en quatorze ans ; 60 % de votes protestataires à chaque scrutin
Sarkozy s’était promis de mettre fin à cette dérive. Il a entrepris de décomplexer, de déculpabiliser une droite qui n’en finissait plus de s’excuser de ne pas être la gauche et tentait de donner le change en renchérissant sur les programmes du PS, perdant ses électeurs avec son identité et renforçant à mesure le Front national. Son dernier message de la campagne officielle était un parfait résumé d’un bréviaire politique où se retrouvent des mots qu’on croyait déconsidérés à jamais : autorité, ordre, sécurité, mérite, travail, respect, responsabilité, civisme Sans oublier l’ouverture promise aux battus de la veille, rituelle élégance qui ne coûte rien si elle rapporte peu ; et, pour finir, cette « morale » dont il ne fait pas une question de vertu, mais le remède à la démoralisation des Français. Ses électeurs ne lui en ont pas voulu d’avoir brisé des tabous en posant les questions de société sensibles : l’émigration, l’identité nationale, la répression du multirécidivisme chez les mineurs violents et jusqu’à la répudiation de Mai 68, qu’il justifie par ses effets dévastateurs sur l’enseignement et l’université.
Quelle revanche personnelle que cette fulgurante ascension ! Revanche contre lui-même et la modestie de ses origines, d’abord : il est fils d’immigré de la première génération par son père, venu de Hongrie après le partage de Yalta, et de la deuxième par sa mère, dont le père était un juif originaire de Salonique. Revanche contre Jacques Chirac, ensuite. Combien de fois a-t-on lu et entendu que le président ne lui avait jamais pardonné son alliance avec Édouard Balladur, en 1995, ne voulait pas de lui pour successeur et finirait par le « tuer », comme il l’avait fait de tant d’autres avant lui : de Jacques Chaban-Delmas à Philippe Séguin, en passant par Charles Pasqua, Michèle Barzach, Alain Madelin, et même, sans le vouloir sinon sans le savoir, son ami Alain Juppé, victime expiatoire d’une fidélité rarissime à ce degré en politique ? Contre la chiraquie modérée, aussi, persuadée qu’il finirait par s’« autodétruire en vol » en commettant tôt ou tard une erreur fatale. Sans parler de la chiraquie pure et dure, qui a cru le carboniser en le compromettant sans preuve sérieuse dans la fangeuse affaire Clearstream où Dominique de Villepin s’est imprudemment enferré.
Doué d’une volonté de puissance hors du commun, « Sarko » a su profiter de tous les obstacles pour rebondir. Il s’est emparé de l’UMP, créée par Juppé pour Chirac, dont il a fait une arme contre le chef de l’État. Il s’est servi de ses différents portefeuilles, par lesquels on espérait le ligoter, pour faire valoir ses différences. Alors qu’il était accusé de faire le jeu de Jean-Marie Le Pen, il est parvenu à lui siphonner les deux tiers de ses électeurs et à lui infliger son premier échec cuisant. Jusqu’à ce second tour de l’élection présidentielle où le clivage gauche-droite, dénoncé par François Bayrou avec l’apparente approbation de 7 millions d’électeurs, s’est de nouveau tendu comme un ressort intact pour le propulser à six points devant Ségolène Royal.
Le sacre de Sarkozy est la récompense de cinq années de batailles, au cours desquelles il a écarté de sa route tous les rivaux qui prétendaient la lui barrer. Comme il l’a déclaré à la fin de l’année dernière, « la primaire a commencé en 2002 ; un certain nombre de gens ont attendu que je me casse la figure, mais j’ai tenu ». Il misait alors sur un rapport de forces avec la gauche « jamais aussi disproportionné ». Bien que la performance de Ségolène Royal ait – relativement – limité la disproportion, la justesse du calcul annonçait le pari gagné.
Quel président sera-t-il ? On sait celui qu’il voudrait être par les autoportraits forcément complaisants de sa campagne : un président qui aura la passion d’agir, tiendra scrupuleusement ses engagements, sera le garant de l’ordre républicain et du mouvement pour la justice, refusera la fatalité et le renoncement Il promet de ne jamais mentir aux Français et de répondre à leurs deux attentes prioritaires telles qu’elles ressortent des enquêtes d’opinion : amélioration du pouvoir d’achat et lutte contre le chômage.
Reste son problème d’image. Sarkozy ne s’est jamais exagéré l’importance des caricatures le présentant comme un « homme dangereux ». Sa réaction aux critiques suscitées par sa « luxueuse » croisière maltaise est significative de son état d’esprit. Pas question de repentance ! Des « milliardaires » à la Bolloré qui ont fait fortune sans l’aide ni les commandes de l’État, a-t-il expliqué, il en souhaite beaucoup à la prospérité nationale. L’arbitrage de l’élection a certes balayé les polémiques qui visaient à l’abattre – mais pas complètement. Il en reste des traces dans la conscience ou le subconscient de nombreux électeurs, notamment ceux de François Bayrou. L’analyse, voire la psychanalyse, des résultats montre que la moitié de ces derniers n’ont pas voté pour le leader UDF par « adhésion », mais par rejet de Sarkozy et du sarkozisme.
La politique transforme ceux qui s’y consacrent. Qu’en sera-t-il du nouveau chef de l’État ? Il ne le sait sans doute pas lui-même. Mais il ressent d’instinct la nécessité d’une mutation. Ne s’est-il pas accordé trois jours pour « habiter » progressivement sa nouvelle fonction ? De Gaulle, ce monstre froid qui n’imaginait pas qu’on pût prétendre lui succéder, conseillait néanmoins à tout prétendant de « prendre figure ». Pourtant préparé de longue date, Valéry Giscard d’Estaing lui-même s’était senti « pris de vertige » au moment de remonter les Champs-Élysées Dans l’attente d’une redoutable passation des pouvoirs, Sarkozy a certainement réfléchi à la nécessité de faire disparaître les aspérités de son personnage, de tourner définitivement les pages controversées de sa campagne, de se hausser à la dimension des responsabilités qui l’attendent.
Sur le fond, sa présidence devrait être marquée par deux innovations considérables. La première est la transparence. Son « Je ferai ce que j’ai dit » aurait pu n’être qu’une phrase creuse de plus s’il n’avait pris le risque calculé de dire tout ce qu’il ambitionnait de faire. Un risque, car il est permis de douter des intentions réformistes que plusieurs sondages ont cru déceler dans les récentes évolutions de la société française. Mais un risque calculé dans la logique de sa stratégie de rupture. Les dirigeants de droite, à quelque famille qu’ils appartiennent, appliquaient jusqu’ici, sous des camouflages divers, la formule d’un des plus proches conseillers de Chirac : « Moins on en dit aux électeurs, mieux cela vaut pour la réélection. » Sarkozy a fait le pari inverse. En détaillant l’ensemble de ses projets de réforme tout au long de sa campagne – ceux notamment touchant aux fonctionnaires et aux services publics -, il a voulu leur assurer une légitimité démocratique par le biais de l’onction électorale, mais aussi se donner la force morale de les mettre en uvre.
La deuxième innovation découle de la première : Sarkozy veut être un président qui gouverne. Après avoir subi, comme un écolier au piquet, le sec rappel de Chirac – « Je décide, il exécute » -, on peut être sûr qu’il reprendra, sitôt installé, la formule à son profit. Là encore, dans ses discours comme dans ses écrits, il ne s’en est pas caché. Il refuse le passage à une VIe République préconisé par Royal et Bayrou. Il n’est pas davantage partisan d’une réforme des institutions, cette « maladie française ». Mais il prendra les dispositions nécessaires pour que le chef de l’État soit reconnu comme le vrai chef de l’exécutif. N’en a-t-il pas toujours été ainsi, dans la pratique, depuis de Gaulle et à son exemple ? Le quinquennat a renforcé cet ascendant en encourageant le chef de l’État, pour préserver sa majorité durant un mandat plus court, à « impulser toute l’action gouvernementale ». Pas un mot de politique générale n’est prononcé sans avoir été soumis au président. Pas une réunion interministérielle à Matignon sans la présence d’un conseiller de l’Élysée.
Sarkozy entend qu’à l’avenir le rôle du Premier ministre soit de coordonner l’action gouvernementale. Les Conseils des ministres ne seront plus de simples chambres d’enregistrement, et les désaccords éventuels entre membres du gouvernement ne seront pas « vécus comme un drame », mais comme une chance d’action plus équilibrée. Pourtant, il se défend de vouloir concentrer tout le pouvoir entre ses mains. Le président perdra au contraire son « domaine réservé », ainsi nommé parce qu’il lui réservait un monopole absolu de décision en matière de défense et de politique étrangère. Il devra partager avec le Parlement, rétabli comme un vrai contre-pouvoir, son ?privilège de nomination aux plus hautes fonctions de l’État.
Il n’est pas jusqu’aux prérogatives d’amnistie et de grâce, symbole entre tous d’une république « régalienne » à ses yeux révolue, auxquelles le vainqueur du 6 mai n’entende renoncer. Ce président qui gouverne présentera une fois par an le bilan de sa politique devant les députés. Il supprimera le fameux article 49-3 de la Constitution, qui permet de faire voter un texte sans débat si l’opposition est incapable de l’empêcher par une motion de censure ; il renforcera les pouvoirs de l’opposition en accroissant ses moyens et en la dotant d’un statut.
Nicolas Sarkozy compte sur cet aggiornamento du régime pour convaincre le pays qu’après une campagne où il a réussi à accréditer sa volonté de changement, sa présidence sera, elle aussi, inspirée d’une nouvelle vision de la politique, moins monarchique, plus près des gens. Son serment d’être « le président de tous les Français » lui en fait obligation.

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