Cession au forceps

Le tribunal de grande instance de Paris suspend temporairement la vente de l’ex-Compagnie française de développement du textile.

Publié le 15 mai 2007 Lecture : 7 minutes.

Ce n’est pas en cette période de fièvre électorale que les cent cinquante salariés du groupe Dagris auraient pu obtenir un début de réponse aux multiples appels lancés ces dernières semaines aux pouvoirs publics français afin de mieux comprendre l’accélération soudaine du processus de privatisation de leur entreprise. À moins qu’ils ne craignent, au contraire, de trop bien comprendre les dessous d’une opération menée à la hussarde, sans que le repreneur ni même la direction n’aient pris la peine de les informer sérieusement sur un processus qui devrait modifier en profondeur le profil de la société et, par extension, celui de ses filiales africaines.
C’est dire si l’ordonnance de référé du tribunal de grande instance de Paris (TGI) rendue le 3 mai a rassuré. Du moins pour le moment. Dans sa décision, la justice française a suspendu temporairement la vente prononcée le 23 février au profit de la Société de développement africain du coton et des oléagineux (Sodaco). Motifs invoqués : une présentation « totalement incomplète » du dossier et un projet « qui s’appuie uniquement sur les données chiffrées de 2005 ». Des carences suffisamment graves pour constituer, selon les attendus du jugement, « un trouble manifestement illicite » et condamner la direction à verser 3 000 euros au comité d’entreprise pour violation de ses obligations légales.
Attendu depuis le 31 décembre 2004, le passage au privé de l’ex-Compagnie française de développement du textile (CFDT) est mené de la plus mauvaise façon alors que le holding reste un exemple d’outil industriel performant au service de l’Afrique en dépit d’une conjoncture défavorable du marché international du coton.
Tout a commencé avec l’annonce par la France, en février, de la cession à la Sodaco de ses 64,67 % de parts. Dans ce consortium figurent des professionnels de la filière comme Sofiprotéol (45 %, Lesieur), société spécialisée dans les oléagineux, mais aussi et surtout le fonds d’investissement IDI, lequel, introduit en Bourse en 1991, a également acquis 45 %, mais dont « la crédibilité et l’honorabilité » sont sujettes à caution aux yeux du personnel. Deux autres personnes physiques obtiennent à parts égales les 10 % restants : le Franco-Libanais Patrick Leydet et Antoine Gendry. Le premier est président des groupes Dopa et Uninord. Présent en Côte d’Ivoire, il possède plusieurs usines et des filatures à Agboville et à Bouaké. Tout récemment encore, le 27 avril, il a réaffirmé sa confiance en cette filière lors d’un entretien avec le chef de l’État ivoirien Laurent Gbagbo. Le second, qui n’est autre que l’ancien président du groupe Nord-Est, devrait être le directeur opérationnel de la Sodaco, la direction générale revenant quant à elle à Philippe Tillous-Borde, président de Saipol et de Diester Industrie.
De cette annonce naîtront plusieurs réunions entre la direction et les salariés, ces derniers, propriétaires de 7 % du capital à travers le Fonds commun de placement Cotdev, souhaitant des précisions sur les conditions de la cession et ses conséquences sociales. Estimant au final ne pas disposer d’éléments précis pour rendre leur avis, ils décideront à l’unanimité, le 19 mars, de faire jouer leur droit d’alerte pour cause de non-respect de la procédure « d’information-consultation ». S’ensuivront une grève et plusieurs lettres dénonçant des pratiques « scandaleuses » et « une manuvre frauduleuse spoliant l’État ». Dans sa décision, la justice ordonne notamment la remise des comptes de l’exercice 2006 et des réponses fondées à l’ensemble des questions posées au repreneur.
Ces questions portent d’abord sur le prix de vente. L’offre initiale de la Sodaco n’est que de 7,7 millions d’euros. Elle représente la part de l’État, avec possibilité de la porter à 12 millions ultérieurement, en fonction des résultats obtenus au cours des prochains exercices. Or, même à ce prix, la vente est bien en deçà de la valeur réelle de l’entreprise, estimée par les comptes consolidés au titre de l’année 2005 à 105 millions d’euros. Un différentiel que la morosité du marché international ou les provisions de financement des campagnes ne peuvent expliquer à elles seules. Ce gap est d’autant plus surprenant que la valeur du parc immobilier n’est pas prise en compte. Outre son siège social ?(13, rue de Monceau dans le 8e arrondissement de Paris), évalué à plus de 35 millions d’euros, Dagris possède de nombreux hangars portuaires en Afrique, mais aussi le siège de Sodefitex à Dakar ainsi que plusieurs immeubles en France et en Espagne. D’où la colère des salariés, lesquels, s’ils ne sont pas hostiles à une privatisation, s’opposent catégoriquement à ce qu’ils assimilent à un bradage, voire un futur dépeçage. « La loi de l’offre et de la demande ne suffit pas à justifier le montant de la vente. Il faut qu’on nous explique d’où sort le chiffre avancé », souligne l’un d’eux. Et d’ajouter : « Compte tenu du nouvel actionnariat, majoritairement orienté vers la finance et les affaires opportunistes, il est difficile de concevoir que la mission de notre entreprise va être pérennisée. »
L’autre clarification concerne le projet de la Sodaco. Jugé flou, celui-ci se contente d’afficher une volonté « de redresser les comptes de la maison mère pour aboutir à l’équilibre, par diminution des charges d’exploitation des effectifs et des frais généraux » sans rien dire de la méthode utilisée. Seul acquis à ce jour : la vente de l’immeuble parisien « dans les dix-huit mois » suivant le rachat. Là aussi, sans que le personnel ne sache s’il restera sur place où s’il sera délocalisé.
Au-delà du manque de projections fiables, il est pour le moins curieux que les opérateurs africains n’aient pas été approchés ni même consultés dans une affaire qui les concerne au premier chef puisqu’ils sont eux-mêmes actionnaires à travers plusieurs filiales comme la Copaco. Quant au groupe agro-industriel de Jean-Louis Vilgrain, crédible et fortement implanté sur le continent, il a été tout bonnement écarté après avoir manifesté quelque intérêt. « Tout porte à croire que l’absence de vision industrielle cache une simple opération de rentabilisation immobilière », explique un observateur. Une opacité perceptible non seulement à la tête de Dagris, qui se refuse à tout commentaire, à commencer par son directeur Gilles Peltier, mais également par le fait que la femme d’Antoine Gendry, Luce Gendry, est associée-gérante de la banque Rothschild. Or cette même banque a été retenue par le ministère français de l’Économie pour préparer le dossier de privatisation et siège par ailleurs au conseil de surveillance de l’IDI.
Outre l’avenir du groupe en France, cette privatisation soulève de fortes inquiétudes en Afrique au regard de ses nombreuses implantations. Pour la seule campagne 2006-2007, les actifs de Dagris ont contribué à la production de 635 000 tonnes de fibres sur le continent. En plus du Burkina avec la Société cotonnière du Gourma (Socoma) et du Sénégal avec la Société de développement des fibres textiles (Sodefitex), le groupe est actionnaire majoritaire dans des entités aussi diverses que la Gambia Cotton Company (Gamcot) en Gambie, Hasy Malagazy (Hasyma) à Madagascar, Agrolea en Côte d’Ivoire ou la Société méditerranéenne de coton (Somecoton) en Algérie. Les participations minoritaires sont également nombreuses à l’exemple de la Société des fibres textiles (Sofitex, 34 %) au Burkina, la Société de développement du coton (Sodecoton) au Cameroun (30 %) ainsi que la CotonTchad (17 %). L’entreprise détient par ailleurs plusieurs huileries parmi lesquelles la marocaine Devco, la togolaise Nioto ou encore la burkinabè SN Citec.
Alors qu’il s’apprête à annoncer un déficit record pour 2006, de l’ordre de 40 millions d’euros, chiffre jamais atteint dans l’histoire du groupe et déjà contesté par les syndicats, Dagris a refusé de prendre part à la recapitalisation de la Compagnie malienne pour le développement du textile (CMDT), dont il est aussi actionnaire à hauteur de 40 %, et qui a pourtant sérieusement besoin d’argent frais.
En attendant d’y voir plus clair, un rapport a été commandé au cabinet d’expertise Secafi, qui, selon toute vraisemblance, rendra ses conclusions à la fin du mois. Qu’il soit favorable ou non, l’avis que prendra alors le comité d’entreprise ne sera que consultatif. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles la direction de Dagris, pressée d’aboutir, n’a pas jugé utile de faire appel de la décision du TGI.
Ne restera alors qu’un ultime recours : la voie politique. Les courriers adressés aussi bien au ministre de l’Économie et des Finances, Thierry Breton, le 12 mars, qu’aux candidats à l’élection présidentielle, en tête desquels Nicolas Sarkozy le 30 avril, sont restés à ce jour sans réponse. Alors que le futur chef de l’État français consacrera l’un de ses premiers déplacements internationaux à l’Afrique, ce dossier devrait naturellement être évoqué. Et on peut compter sur le personnel du holding pour s’y employer. Car s’il est un vieil héritage colonial, Dagris n’en est pas moins l’une des rares structures transversales dans une filière socialement structurante et pourvoyeuse de dizaines de milliers d’emplois. À l’heure où Paris ne cesse de parler de codéveloppement, il serait à tout le moins troublant de continuer à ignorer les préoccupations de ses salariés pour qui « le coton africain méritait une autre fin ».

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