Maroc : faut-il imposer la fortune ?
La crise sanitaire et économique ravive le débat au Parlement autour de la taxation de la fortune, du patrimoine et des successions au royaume.
« Impôt sur la fortune » : quatre mots qui s’invitent dans le débat public à l’aune de la crise sanitaire et économique. Quatre mots qui font polémique.
Dans le projet de loi de Finances 2021 (PLF), en discussion au Parlement depuis le 19 octobre, le gouvernement a prévu de réintroduire la contribution de solidarité en vue de financer le fonds de cohésion sociale.
Critiques
Mais le design de la politique fiscale pour l’année à venir n’a pas tardé à susciter des critiques. « Le gouvernement projette de surtaxer les salariés » a ainsi dénoncé l’Union marocaine du travail (UMT), principal syndicat.
La fortune, le patrimoine et les successions représentent un grand gisement de recettes fiscales
Face à ce début de grogne, le gouvernement a choisi d’alléger mi-novembre la contribution de solidarité pour les personnes physiques. Mais une des principales demandes de l’UMT, elle, n’apparaît pas dans la seconde mouture du PLF 2021. « Alors que la fortune, le patrimoine et les successions, qui représentent un grand gisement de recettes fiscales sont toujours épargnés, l’UMT revendique l’institution de l’impôt sur la fortune et sur les activités rentières », martèle Amal El Amri, responsable à l’UMT.
L’idée d’un impôt sur la fortune ne plaît pas à tous. La Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), principal syndicat patronal, y est opposé comme expliqué dans un rapport publié en 2019 : « Faut-il rappeler que le patrimoine a déjà supporté différents impôts sur les différents revenus qui ont permis de le constituer ? » Et de conclure : « La règle d’or est de retenir l’imposition assise sur le revenu généré par le capital et non celle du capital lui-même. »
L’idée de taxer l’héritage a toutefois progressé dans la classe politique, même si elle reste taboue au sein des islamistes au gouvernement.
Une idée qui fait son chemin
Mais la crise sanitaire accélère le débat. « Si un impôt de solidarité sur la fortune net avait été adopté à 5%, les revenus générés (sur les données de 2019) auraient pu être suffisants pour presque doubler les dépenses du Maroc pour sa riposte au coronavirus. » avance ainsi l’ONG Oxfam dans un rapport publié en septembre.
Omar Balafrej, élu de la Fédération de la gauche démocratique (FGD) et ardent défenseur de l’ISF, relie aussi sa proposition politique à la conjoncture sanitaire : « Un impôt sur la fortune tel que nous le proposons aurait permis l’achat de tablettes numériques pour à peu près l’ensemble des enfants scolarisés, qui nécessitait une enveloppe d’à peu près quatre milliards de dirhams [environ 370 millions d’euros]. »
Le royaume est en quête de moyens pour financer des réformes sociales
Le royaume est en quête de moyens pour financer des réformes sociales, comme l’extension de l’assurance maladie obligatoire. Là encore, les économistes d’Oxfam avancent qu’une taxe aux alentours de 2% sur la fortune sur la dernière décennie aurait permis de doubler la couverture santé de la population.
Dans la classe politique, le clivage sur le sujet épouse une ligne classique : d’un côté, les organisations de gauche, de l’autre les formations plus libérales.
Depuis plusieurs années, le Parti du progrès et du socialisme (PPS) — qui était encore au gouvernement il y a peu — propose un amendement à chaque loi de Finances pour instituer un impôt sur la fortune.
« Il s’agit d’instiller le principe d’une contribution essentiellement symbolique à l’effort de solidarité nationale », précise son dirigeant Nabil Benabdellah. À gauche, les soutiens à l’ISF avancent leurs chiffres. Certains veulent débuter à 0,1 % à partir de cinq millions de dirhams, d’autres à 0,5 % à partir de dix millions.
Piketty-mania
Une Piketty-mania s’était emparée des militants de gauche lors de la parution de l’ouvrage Le Capital au XXIe siècle de l’économiste français, concentré sur le sujet des inégalités patrimoniales. « Et pour cause », explique Omar Balafrej, « au Maroc, les inégalités se jouent avant tout sur le terrain du patrimoine, plus que du revenu. »
Difficile en vérité, de connaître dans le détail l’ampleur des inégalités de patrimoine. Dans un rapport sur la fiscalité et la pauvreté au Maroc publié en 2019, Oxfam relevait un manque : en matière de statistiques, « les inégalités monétaires retenues par les autorités marocaines et les organisations internationales ne prennent pas en compte les inégalités patrimoniales… »
Aucun pays ne s’est développé sans passer par la création d’un impôt sur les fortunes
Mais le député FGD assure : « Aucun pays ne s’est développé sans passer à un moment donné de son histoire par la création d’un impôt sur les fortunes. »
« Augmenter les impôts risque de favoriser l’expatriation fiscale » rétorque Ghassan Benchekroun, cofondateur d’Al Mountada, think tank d’orientation libérale réputé proche du Rassemblement national des indépendants (RNI). Al Mountada a présenté ses vues lors des Assises de la fiscalité en 2019. « La pression fiscale est déjà importante, puisqu’elle est d’environ 26% » juge Benchekroun. Qui estime que la solution réside dans une fiscalité « plus simple, plus incitative, allégée et à l’assiette élargie ».
Impôt sur la rente ?
Sur ce point, droite libérale et islamistes se rejoignent peu ou prou. Le Parti justice et développement (PJD) est plutôt hostile à la création d’un ISF. L’étoile montante et tête pensante du parti, Driss El Idrissi El Azami a déjà fait savoir par le passé qu’il y était opposé.
« Le PJD adore se présenter comme le champion des classes populaires. Mais il est contre l’idée de l’impôt sur la fortune, conformément à la ligne libérale des islamistes dans toute la région, et ils ne s’en vantent pas… », tacle Balafrej.
Le PJD adore se présenter comme le champion des classes populaires. Mais il est hostile à la création d’un ISF
Les islamistes préfèrent insister sur la lutte contre l’économie de rente. Sur ce point aussi, les partisans d’un modèle libéral de fiscalité sont prêts à envisager un impôt sur la rente : « Un impôt sur l’immobilier non loué par exemple, pourquoi pas », concède Benchekroun. « Mais il ne faut pas toucher au capital productif », ajoute-t-il aussitôt.
Vu les écarts de richesse dans le pays, les débats sur la fiscalité ne sont pas nouveaux, mais se perdent souvent dans des considérations techniques. Or les faiblesses du système actuel sont connues : « 80 % des recettes fiscales sont apportées par 0,8 % des entreprises », indiquait ainsi Mohamed Berrada, ancien ministre des Finances et président du comité scientifique des Assises de la fiscalité (tenues en mai 2019) à Jeune Afrique.
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