Pour en finir avec le génocide

Quatorze ans après le pire massacre collectif que l’Afrique ait connu, le chef de l’État rwandais continue d’appliquer sa thérapie de choc : discipline de fer, développement à marche forcée et nationalisme ombrageux. Les bailleurs de fonds anglo-saxons ap

Publié le 14 avril 2008 Lecture : 17 minutes.

Rwanda Inc. PDG : Paul Kagamé. Neuf millions de salariés. Chiffre d’affaires annuel : trois milliards de dollars. Telle pourrait être la fiche signalétique de ce greffon de mentalité (et de discipline) asiatique transplanté au cur de l’Afrique des Grands Lacs. Petit catalogue non exhaustif de ce qui est interdit – et scrupuleusement respecté – au pays des mille collines et des mille fosses communes : mendier, se promener les pieds nus, porter des vêtements sales, fumer dans tous les lieux publics, circuler sans ceinture de sécurité, rouler sans casque, importer des sacs en plastique non biodégradables, jeter des déchets dans la rue, dans les caniveaux et même dans sa parcelle, racketter (pour les policiers), boire de la bière pendant les heures de travail Ces mêmes automatismes qui, il y a quatorze ans, conduisirent une partie de la population à massacrer l’autre sans le moindre état d’âme, à l’appel de chefs dévoyés, ont été retournés dans le sens du progrès au forceps par un président omniprésent qui ne cache pas son admiration pour Singapour et ses méthodes autoritaires de développement. Les résultats, incontestablement, sont au rendez-vous. Kigali, mais aussi Butare, Gisenyi, Cyangugu, Gitarama figurent parmi les villes les plus propres et les plus sûres du continent. L’urbanisme est maîtrisé, les constructions – pour la plupart sur fonds privés – se multiplient, les routes sont entretenues, une classe moyenne commence à apparaître, la corruption n’est guère visible, le droit des affaires est respecté Bref, la bonne gouvernance économique n’est pas ici un vain mot et les bailleurs de fonds ne s’y trompent pas.
Il y a, bien sûr, le revers de la médaille. Une vie politique atone et soigneusement contrôlée par un pouvoir qui a hérité du Big Brother d’Orwell – et des miasmes du génocide – une hypervigilance parfois pesante. Un nationalisme épidermique. Une certaine tristesse générale, noyée le soir dans des flots de Mützig et de vin de banane, et le week-end chez les évangélistes, dont les hangars à prières collectives poussent comme des haricots À l’image du très austère Paul Kagamé, 51 ans, le Rwanda n’est pas un pays festif. Comment pourrait-il l’être d’ailleurs, quand il faut conjuguer le souvenir encore brûlant de l’indicible avec des objectifs de croissance à l’asiatique où chacun, comme dans une fourmilière, se doit de travailler sous le contrôle du voisin ? Réalisé au « State House », sa résidence de Kigali, l’entretien qui suit, avec le chef de l’État, s’est déroulé en anglais. Paul Kagamé, qui a décidé d’arrimer définitivement son pays à l’Afrique de l’Est, coupant en quelque sorte les ponts avec une Afrique centrale trop incertaine, désorganisée et néocoloniale à son goût, ne voit apparemment plus l’utilité d’apprendre le français

Jeune Afrique : Vous avez rencontré le président Nicolas Sarkozy à Lisbonne au mois de décembre dernier. Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, s’est lui-même rendu à Kigali à la fin de janvier. Des officiels français et rwandais se sont réunis à deux reprises pour examiner le contentieux bilatéral. Et pourtant, rien ne bouge. Les relations diplomatiques avec la France ne sont toujours pas rétablies. Pourquoi ?
Paul Kagamé : Sans doute parce que le problème, je dirais le mal, est profond. Et qu’il faudra du temps pour le résoudre. Néanmoins, les signes que vous venez de relever sont encourageants et indiquent que l’on progresse sur la voie de la normalisation. Nous les accueillons avec un esprit positif. Nous voulons avancer vite, et je crois qu’avec l’administration Sarkozy le Rwanda a enfin trouvé un interlocuteur ouvert.

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Qu’attendez-vous exactement de la France ?
Notre histoire récente est une histoire tragique. Et dans cette tragédie, les facteurs externes, notamment le rôle de l’État français, ont eu une part déterminante. Il est donc totalement inacceptable à nos yeux que la justice d’un pays comme la France, qui porte une responsabilité dans le génocide de 1994, se soit arrogé le droit d’inculper des leaders de ce pays. Le Rwanda n’est pas sous juridiction française. Imaginer cela, c’est faire preuve d’arrogance et d’ignorance. Ce que nous attendons de la France est donc clair : qu’elle respecte notre souveraineté et qu’elle reconnaisse la responsabilité de certains de ses dirigeants de l’époque dans la tragédie rwandaise.

Vous exigez donc des excuses publiques et l’arrêt des poursuites judiciaires comme préalable à la reprise des relations diplomatiques ?
Je préfère le terme de reconnaissance. Que cette reconnaissance prenne la forme d’excuses, de repentance ou d’autre chose, cela m’importe peu. Mais il doit y avoir une reconnaissance, par l’État français, de ses responsabilités passées.

Le président Sarkozy a récemment évoqué les « erreurs » et les « faiblesses » de la France lors du génocide de 1994
C’est très bien.

Bernard Kouchner, lui, a parlé de « faute politique ». Cela ne vous suffit pas ?
Cela ne peut pas suffire. Comment admettre qu’en France, d’un côté, une institution telle que la justice viole notre souveraineté et que, de l’autre, des hauts responsables admettent que des erreurs ou des fautes aient pu être commises, le tout à propos de la même période historique ? C’est incompréhensible.

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La justice française est indépendante du pouvoir politique
C’est ce que disent ces juges. Nous estimons, nous, qu’il s’agit là du système judiciaire de la France.

Comment voulez-vous que le gouvernement français intervienne pour faire cesser les poursuites sans être aussitôt accusé de faire pression sur la justice ?
Je suis parfaitement conscient de ce problème. Mais qu’y puis-je ? C’est l’affaire de la France. Cela dit, je reconnais au président Sarkozy et au ministre Kouchner le courage politique d’avoir fait bouger les lignes. Nous faisons tout notre possible pour les accompagner dans cette voie et nous sommes prêts, à tout moment, à discuter. Mais il faut que le cadre de cette négociation soit global : pas question de séparer le diplomatique du judiciaire.

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La commission Mucyo sur l’implication de l’armée française dans le génocide vous a remis son rapport en octobre 2007. Quand comptez-vous le publier ?
Dans le courant de cette année 2008.

Selon les membres de cette commission, il y aurait dans ce rapport de quoi citer certains responsables français de l’époque devant un Tribunal pénal international. C’est exact ?
Cette enquête a été réalisée de façon professionnelle. Les détails et les conclusions à en tirer seront rendus publics le moment venu.

L’ancien Premier ministre et ministre des Affaires étrangères Alain Juppé a affirmé il y a deux mois que la France avait fait, avant le génocide, « tous les efforts possibles pour aider à la réconciliation du peuple rwandais ». Votre commentaire ?
Ni Alain Juppé ni aucun membre du gouvernement français d’alors n’a fait quoi que ce soit en ce sens. Leur soutien au régime Habyarimana était sans faille, et leur partialité, totale.

Pourtant, Alain Juppé précise que vous aviez personnellement remercié la France pour avoir favorisé la conclusion des très éphémères accords de paix d’Arusha II en août 1993.
C’est possible. Mais ce remerciement ponctuel ne doit pas être cité hors contexte. Il ne concernait que ces accords particuliers et ne se rapporte ni à ce qui s’est passé avant, ni, évidemment, à ce qui allait survenir ensuite.

Autre citation récente d’Alain Juppé : « La présence de l’armée française a permis de sauver des dizaines de milliers de vies, [] son intervention est à l’honneur de la France. »
De son point de vue, je peux le comprendre. J’imagine que la mission donnée à l’armée française, et qui était de protéger les génocidaires dans leur fuite éperdue, a été une réussite. L’opération Turquoise a effectivement permis à nombre de ces derniers d’échapper à leur sort. Mais elle n’a en rien stoppé le massacre des Tutsis. Alain Juppé a donc quelque part raison. Est-il besoin d’ajouter que nous n’avons pas la même conception de l’honneur ?

Nicolas Sarkozy a déclaré, lors du sommet Europe-Afrique de Lisbonne, au début de décembre 2007, que la France voulait, à propos du Rwanda, « tourner la page et regarder vers le futur ». C’est aussi votre souhait ?
Depuis toujours. C’est une bonne déclaration et un bon début. Nous attendons la suite.

Pourquoi, dès lors, voulez-vous publier les conclusions de la commission Mucyo, au risque de relancer la polémique ?
Regarder vers le futur ne signifie pas qu’il faille oublier le passé. Il n’y a aucune contradiction. C’est notre histoire et le seul moyen d’avancer est justement de solder ce passé une fois pour toutes.

Plusieurs présumés génocidaires ont été arrêtés ces derniers mois en France. Faites-vous confiance à la justice française pour les juger ?
Disons que je lui accorde, pour l’instant, le bénéfice du doute. Aucun génocidaire n’a encore été jugé en France et certains d’entre eux ont été remis en liberté, mais je ne suis pas pressé d’émettre un jugement définitif. J’attends et je vois.

Au début de février, un juge de Madrid a mis en examen une quarantaine d’officiers supérieurs rwandais, dont le général Karenze, commandant en second des troupes africaines au Darfour, pour leur implication présumée dans le meurtre de neuf citoyens espagnols au Rwanda entre 1994 et 1997. Y voyez-vous un lien avec la procédure française ?
C’est évident. De part et d’autre, vous avez affaire aux mêmes pseudo-témoins en fuite, aux mêmes intellectuels négationnistes et au même déficit abyssal de crédibilité. Je trouve consternant que des magistrats au service d’institutions réputées civilisées et sophistiquées tentent de faire passer des rumeurs pour des pièces à conviction. En réalité, tout cela est politique et n’a rien à voir avec la justice.

Tout de même C’est leur droit d’enquêter sur la mort de neuf de leurs concitoyens, non ?
Mais un million de Rwandais sont morts et nul, si ce n’est nous, n’a enquêté sur eux ! Et ces juges qui s’ingèrent ici travaillent de concert avec ceux qui les ont tués ! Pensez-vous réellement que ces neuf Espagnols assassinés l’ont été par quarante officiers supérieurs rwandais qui se sont réunis pour planifier ces actes ? Cela relève de l’arrogance et du mépris le plus absolu. Tout se passe comme si l’on s’acharnait à vouloir contrebalancer la vérité historique. C’est nous, le Front patriotique rwandais [FPR], et nous seuls, qui avons mis un terme au génocide pendant que toute la communauté internationale demeurait les bras croisés. Alors, pour liquider leur sentiment de culpabilité, les Occidentaux disent : oui, mais. Oui, vous avez raison, mais prouvez-nous que vous n’avez pas tort. Comme si des Africains ne pouvaient jamais être totalement innocents. Le Rwanda a été bâti par les Rwandais, il est gouverné par les Rwandais. Nous ne sommes pas un pays riche. Mais nous sommes un peuple fier.

Pensez-vous que le gouvernement de Madrid soit impliqué dans la démarche de la justice espagnole ?
Je vous répondrai la même chose que pour le cas français. La justice fait partie d’un système de pouvoir. C’est un tout.

Pourquoi refusez-vous que l’on parle des crimes attribués à votre propre armée au Rwanda même et en République démocratique du Congo [RDC] ?
Sur quels faits se base-t-on pour parler de crimes ? Nous ne sommes pas des criminels de guerre. Nous nous sommes battus pour la liberté et les droits de notre peuple. Regardez comment nous gouvernons aujourd’hui, comment nous développons ce pays. Ce sont les criminels, les colons d’hier, les génocidaires qui nous accusent, et vous voudriez que nous les écoutions ?

Plusieurs milliers de rebelles relevant des Forces démocratiques de libération du Rwanda [FDLR] continuent de camper à vos frontières, sur le territoire de la RDC. Croyez-vous que les autorités congolaises ont les moyens et la volonté politique de les désarmer ?
Elles devraient les avoir. Si leur objectif sincère est de consolider la paix entre nos deux pays, c’est à elles de s’en donner les moyens et la volonté.

Que dites-vous aux FDLR ? Rentrez au Rwanda ?
Bien sûr. Je l’ai dit et répété tant de fois

Rentrer, oui. Mais à quelles conditions ?
C’est très simple. Que ces gens rendent leurs armes et qu’ils ne reviennent pas avec un esprit de vengeance. Les cas les plus sérieux, ceux parmi eux qui ont des crimes à se reprocher, iront devant la justice de ce pays ou seront déférés au Tribunal pénal international.

Avez-vous une liste nominative de ces cas ?
Évidemment. Elle est connue depuis des années.

Combien sont-ils ?
Je l’ignore. Le nombre précis de ces criminels ne m’intéresse pas.

Les chefs des FDLR exigent une négociation politique préalable avant de rentrer. Que leur répondez-vous ?
Négocier quoi ?

Une réconciliation nationale entre Hutus et Tutsis.
Absurde. Nous sommes neuf millions de Rwandais vivant en paix et en harmonie. Ce n’est pas une bande d’égarés dirigée par d’ex-génocidaires qui va nous dicter sa loi. Comment des divisionnistes notoires osent-ils parler de réconciliation ?

Selon certaines informations, vous continuez d’exporter depuis Kigali des minerais précieux, notamment du coltan, pillés en RDC, dans les deux Kivus. Que répondez-vous ?
Et comment ces minerais quittent-ils le Rwanda ? Via des vols hebdomadaires de Brussels Airlines ? Les Belges, qui ont pendant des décennies exploité et pillé le Congo et le Rwanda, devraient le savoir ! Tout cela est assez minable. Laissez-moi vous dire ceci : je n’accepte plus qu’on me pose ce genre de question insultante. Je n’y répondrai plus. C’est pour moi une perte de temps. Je n’ai que du mépris pour les gens qui colportent ce genre de rumeurs.

Autre accusation : vous fermeriez les yeux sur le recrutement de miliciens par le général déchu Laurent Nkunda au sein des camps de réfugiés congolais au Rwanda. Exact ?
Faux. Ceux qui disent cela feraient beaucoup mieux de nous aider à prendre soin de ces réfugiés.

Comment considérez-vous Laurent Nkunda et son mouvement de Tutsis congolais ?
Je ne m’occupe ni de Nkunda ni de son mouvement. Leur sort et leurs revendications sont des affaires congolo-congolaises.

Pour les autorités de Kinshasa, Nkunda est un criminel de guerre. Et pour vous ?
C’est leur problème. Elles ont essayé de le combattre et elles ont échoué, idem pour les forces négatives des FDLR. Comment comptent-elles s’y prendre désormais ? Veulent-elles vivre avec Nkunda ou sans lui ? C’est au président Kabila de le décider, pas à moi. Si Nkunda devenait un problème pour le Rwanda, je saurais ce qu’il faut faire. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

On vous reproche parfois d’aider Laurent Nkunda en sous-main
Nous avons beaucoup aidé le gouvernement congolais. Posez-lui la question et posez la question au président Kabila. Le Rwanda les a beaucoup aidés. La réalité est là. Dès lors, ne me demandez pas si nous aidons Nkunda.

Fin janvier, alors que des affrontements interethniques ensanglantaient le Kenya, vous avez suggéré que seule une intervention de l’armée sur la scène politique était susceptible d’y mettre un terme. Cela a choqué.
Oui. Mais j’ai bien précisé qu’il ne s’agissait là que d’une option pour arrêter les massacres, au cas où toutes les autres – et notamment le dialogue national – ne parviendraient pas à s’enclencher. Il n’y a rien de choquant là-dedans.

Vous avez été l’un des tout premiers pays à reconnaître la victoire, pour le moins controversée, du président Kibaki. Pourquoi cette précipitation ?
Je vais être franc. Ce fut une erreur sur laquelle nous sommes revenus. Notre ministre des Affaires étrangères a cru bien faire, mais sans me consulter au préalable. Il n’aurait pas dû. Pour le reste, je ne peux que me féliciter de la solution de partage du pouvoir qui a apparemment prévalu au Kenya : c’est de loin la meilleure.

Vous avez aboli la peine de mort et construit des quartiers spéciaux dans vos prisons pour que les détenus du Tribunal pénal international pour le Rwanda [TPIR] incarcérés à Arusha et ailleurs puissent y être transférés. Mais ces derniers s’y opposent. Ils craignent d’être maltraités.
Ils n’ont aucune raison humanitaire ou juridique d’avoir peur. Les infrastructures que nous avons construites pour ces gens répondent largement aux normes internationales en la matière, ainsi que l’ont reconnu les magistrats du TPIR qui sont venus les visiter. Les conditions de vie y sont nettement meilleures, la liberté en moins, que pour la majorité des Rwandais. Si ces ex-génocidaires protestent, c’est en réalité pour des raisons politiques et peut-être personnelles : pour beaucoup d’entre eux, purger leur peine au Rwanda, là où ils ont commis leurs forfaits, c’est une humiliation.

Les jugements devant les tribunaux traditionnels gacaca doivent en principe s’achever cette année. Ces juridictions sont parfois critiquées pour leur partialité et des cas de corruption ont été relevés. Êtes-vous au courant ?
La justice parfaite n’existe nulle part au monde. Des juges achetés, des sentences iniques, des erreurs judiciaires, cela arrive au Rwanda comme ailleurs. Mais ce sont des cas isolés que nous nous efforçons à chaque fois de corriger. Des dizaines de milliers de jugements ont été prononcés par les gacaca sans que cela soulève le moindre problème.

Il y a un mois, un journal d’opposition diffusé au Rwanda, Umuco, a publié en une un portrait de vous accolé à celui d’Adolf Hitler. Et un autre du chef d’état-major de l’armée, le général Kabarebe, avec celui du maréchal nazi Keitel. Vous êtes-vous senti offensé ?
Si j’accordais à celui qui a fait cela ne serait-ce qu’un atome d’importance, d’intégrité et de crédibilité, je pourrais effectivement me sentir offensé. Mais ce n’est pas le cas. Je crois que nous avons affaire à un malade, dénoncé comme tel par tous ses confrères.

Une procédure judiciaire a néanmoins été ouverte contre le directeur d’Umuco, Bonaventure Bizumuremyi, lequel est entré dans la clandestinité.
Et j’imagine que s’il est déféré devant la justice, il se trouvera des ONG et des diplomates pour protester ! Sérieusement : cette histoire ne me touche pas, aussi n’ai-je pas, à titre personnel, déposé plainte contre cet individu. Le peuple rwandais dans son ensemble éprouve pour moi un sentiment de respect, c’est tout ce qui m’importe.

Vous avez finalement gracié, en avril 2007, votre prédécesseur, l’ancien président Pasteur Bizimungu. Suite à sa demande ?
Non. Il n’a rien formulé de tel. J’espère seulement que le temps qu’il a passé en prison l’aura aidé à réfléchir sur ce qu’il a fait et dit.

Un récent rapport du Programme des Nations unies pour le développement [Pnud] estime que le modèle de développement à l’asiatique et la croissance rapide du Rwanda aggravent en réalité les inégalités sociales et régionales. Qu’en dites-vous ?
Sur quelles bases ce constat a-t-il été fait ? Je l’ignore. Il est inexact de dire que le développement des villes se fait au détriment des zones rurales. C’est l’inverse : les villes tirent les campagnes vers le haut. Bien sûr, les investisseurs privés rwandais préfèrent les secteurs urbains, où les infrastructures sont denses, mais l’État joue son rôle : il incite les investisseurs à s’intéresser au monde rural, et il investit lui-même massivement dans les régions. Oui, il existe ici des citoyens fortunés qui construisent des immeubles et des villas de luxe : faudrait-il les en empêcher, alors qu’ils créent des emplois et mettent leur argent au pays au lieu de le cacher à l’étranger ? Parallèlement, la pauvreté recule. En 1994, lorsque nous sommes arrivés au pouvoir, 75 % des Rwandais vivaient en dessous du seuil de pauvreté. En 2008, ils ne sont plus que 50 %, et dans quinze ans, si nous continuons à ce rythme, ils seront 25 %. Voilà le vrai constat. La lutte contre les inégalités est pour le gouvernement un combat quotidien. Maintenant, si le Pnud a une recette magique, qu’il nous la donne

L’ancien Premier ministre britannique Tony Blair est l’un de vos conseillers épisodiques. Que fait-il pour vous ?
Tony Blair est un ami du Rwanda. Il a décidé de nous aider à titre bénévole. Son expérience, ses contacts, sa capacité à convaincre les investisseurs nous sont précieux.

La liste des PDG de sociétés américaines et autres personnalités qui ont décidé de s’investir à vos côtés pour aider le Rwanda est impressionnante : Bill Gates, Bill Clinton, Larry Page (Google), Jim Donalds (Starbucks), Michael Roux (Citigroup), le professeur Michael Porter, des stars du cinéma et du show business. Et même le gouvernement de Singapour. Pourquoi êtes-vous si attractif ?
Peut-être est-ce à cause de la façon avec laquelle nous sommes parvenus à surmonter la tragédie du génocide. Une récompense aussi pour la qualité de notre gouvernance, pour notre sérieux, pour le bas niveau de la corruption, pour la stabilité et la sécurité qui règnent ici.

Une récompense pour vous ?
Pour les leaders et pour le peuple de ce pays.

Une commission d’enquête parlementaire a récemment relevé la persistance d’idéologies génocidaires parmi les élèves des écoles rwandaises. Cela ne vous inquiète-t-il pas ?
Disons que cela ne m’étonne pas. Ce n’est pas un fait nouveau.

Mais beaucoup des écoliers en question n’étaient pas nés ou à peine à l’époque du génocide, il y a quatorze ans !
Ces jeunes ne font que répéter sans comprendre ce qu’ils entendent chez eux, dans leur entourage, de la part de personnes plus âgées, parfois même de la bouche de certains enseignants. Les idées génocidaires sont certes en déclin, mais je n’ai jamais pensé qu’elles avaient disparu. C’est un long processus, un héritage empoisonné que nous nous efforçons de traiter avec une extrême vigilance. Comme vous le savez, soixante ans après, il y a encore des gens qui, en Europe ou ailleurs, vont jusqu’à prétendre que la Shoah n’a jamais existé.

Selon les termes de la loi, les enfants de moins de 12 ans qui se seront rendus coupables de propos génocidaires ou qui auront « montré des prédispositions favorables envers l’idéologie génocidaire » seront envoyés pour un an dans des centres de réhabilitation. Pensez-vous réellement qu’il s’agisse là d’une bonne idée ?
D’abord, un centre de rééducation, ou de réhabilitation, ce n’est pas une prison. Il s’agit là de prévention, non de répression. Ensuite, le système de lavage des cerveaux par les idéologues du génocide dans ce pays a été si pervers que nous avons vu, en 1994, des enfants de 10 ans massacrer leurs voisins à la machette. Je sais que des ONG vont nous critiquer pour cela. Elles feraient mieux de consacrer leur énergie à éradiquer le mal qui nous oblige à agir de la sorte.

Ce genre de symptôme – des gamins qui parlent de revanche ou de « match retour », avec une effrayante insouciance – ne signifie-t-il pas que votre politique de réconciliation nationale a échoué ?
Non. Ne confondez pas tout. Parcourez ce pays d’est en ouest et du nord au sud : c’est un pays stable, pacifique, harmonieux. Mais il serait complètement irréaliste de croire qu’aucun des neuf millions d’habitants que compte le Rwanda ne nourrit plus d’idées de ce type, quatorze ans après. Il existe encore ici des esprits criminels, des esprits infectés par les miasmes du génocide. Revenez dans cinq ans, dans dix ans et vous en trouverez encore, n’ayez aucune illusion là-dessus. Mais il y en aura de moins en moins. Et nous serons toujours là pour les combattre.

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