Cameroun : le mouvement « 10 millions de Nordistes » déclaré illégal
Pour le gouvernement camerounais, la plateforme créée par le journaliste Guibai Gatama pour défendre les intérêts des régions septentrionales du pays n’a fait l’objet d’aucune déclaration et va à l’encontre de la Constitution.
Pour la plupart des élites politiques originaires des régions septentrionales du Cameroun, c’est une victoire. Dans un arrêté rendu public ce 18 novembre, le ministre de l’Administration territoriale a déclaré « nul et de nul effet » le mouvement « 10 millions de Nordistes » ayant pour promoteur et porte-parole le journaliste Guibai Gatama, propriétaire et directeur de publication du journal régional L’Œil du Sahel.
Selon le ministre Paul Atanga Nji, si cette organisation a fait défaut de déclaration, elle mène surtout des activités contraires à la Constitution, susceptibles de porter atteinte à l’unité nationale du pays. « Ce projet vise à diviser les Camerounais en les appelant insidieusement et sournoisement à se dresser les uns contre les autres », ajoute-t-il dans un communiqué de presse diffusé le même jour, précisant avoir été « saisi par plusieurs ressortissants du grand Nord ».
Si les noms de ces derniers n’avaient pas été dévoilés, les activités de ce mouvement n’ont pas toujours été bien perçues par l’élite de la région.
Groupe de pression
Officialisé le 27 juin 2020 par une publication Facebook, « 10 millions de Nordistes » est, selon son instigateur, « une initiative apolitique visant à promouvoir les intérêts du grand Nord dans un esprit républicain ». Son nom de baptême renvoie à l’effectif de la population des trois régions septentrionales du Cameroun, selon le dernier recensement. Une masse électorale régulièrement courtisée par les hommes politiques, puisqu’elle compte 2,5 millions d’électeurs potentiels sur les sept millions d’inscrits au fichier électoral national. Guibai Gatama ne s’y est pas trompé. « Si nous sommes 10 millions, c’est que nous sommes une force. Nous devons peser dans le pays », martelait-il à la création du mouvement.
Dans la foulée de son lancement, le mouvement s’est doté d’un slogan résonnant presque comme un appel à la mobilisation.
Dans les faits, cette plateforme tient davantage d’un groupe de pression sans statut juridique, regroupant pléthore d’intelligences reparties dans divers pays à travers le monde, selon des sources concordantes. « C’est une sorte de think tank », confie l’une d’elles à Jeune Afrique. Le mouvement ne dispose pas de siège et n’organise aucune réunion physique. La plupart des communications se font sur les réseaux sociaux, y compris les échanges entre sympathisants. Mais loin d’être une organisation de l’ombre, ses premières sorties ont vite donné le ton et le sens de son combat.
Dans la foulée de son lancement, « 10 millions de Nordistes » s’est doté d’un slogan évocateur, résonnant presque comme un appel à la mobilisation : « Notre voix compte, ensemble nous sommes forts ». Le message et les objectifs de la plateforme ont été traduits en 73 langues locales. Objectif : toucher toutes les composantes sociales de ces régions, où le taux d’analphabétisme est le plus élevé du pays.
Revendications
Dès les premiers mois de son existence, le mouvement a aussi multiplié les revendications. Le 29 juillet, il mettait en place une unité de veille pour s’assurer du respect de la loi sur l’équilibre régional, un texte régissant la répartition ethnique des places dans les grandes écoles et dans les fonctions administratives. Le 19 août, le mouvement s’insurgeait contre la sélection d’un seul ressortissant du Nord sur les 20 porteurs de projets sélectionnés pour recevoir un appui gouvernemental. Fin septembre, Guibai Gatama réclamait, au nom du mouvement, un nouveau découpage administratif accordant de nouveaux arrondissements et départements aux trois régions septentrionales.
Mais parmi la série de récriminations soulevées par la plateforme, son plus grand coup d’éclat est d’avoir exigé le respect du quota de places attribuées aux ressortissants du septentrion à l’École nationale d’administration et de magistrature (Enam). Début octobre, le mouvement avait provoqué la surprise en saisissant le ministre de la Fonction publique, autorité de tutelle de l’Enam, au motif que seuls 17,9% des admis au concours d’entrée de cette école étaient des ressortissants du grand Nord, contrairement aux 30% fixés par la loi.
L’affaire avait fait grand bruit. Au sein de l’opinion, les résultats d’admission de cette école qui forme l’élite administrative du pays sont souvent entachés de lourds soupçons de favoritisme. Entre l’acceptation de candidats décédés ou les rumeurs d’achats de place, le concours de l’Enam alimente régulièrement la presse à scandale.
Avec cette revendication retentissante, « 10 millions de Nordistes » s’est attiré la sympathie des ressortissants du Nord, et même au-delà. Le ministre de la Fonction publique a beau avoir expliqué plus tard que 28% des admis était nordistes et que l’écart de 2% observé découlait de la prise en compte des notes des candidats, la réputation du mouvement n’en a pas été écornée. Celui-ci a réussi son pari : décomplexer les Nordistes et les intéresser au débat public sur la République.
Critiques des élites
Sans surprise, la popularité grandissante de la plateforme s’est accompagnée d’une montée en puissance de ses détracteurs. Sous couvert d’anonymat, l’un d’entre eux accuse Guibai Gatama et ses soutiens de « tribaliser un combat pour l’émancipation sociale ». Dérives ethno-politiques, chantage à la République… Les manifestations de désapprobation se sont multipliées.
Le mouvement exploite « les frustrations et les revendications des populations de ces régions ».
Moins expressive, l’inquiétude de l’élite politico-administrative du grand Nord, qui peine à cerner les contours de cette initiative, n’a toutefois pas tardé à se manifester. Le 4 novembre, le rapport d’une mission commandée par Cavaye Yéguié Djibril, le président de l’Assemblée nationale originaire de l’Extrême-Nord, aux représentants du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir) dans les trois régions septentrionales classait la plateforme comme une menace à la capacité de mobilisation du RDPC. Cette note la décrivait comme un « mouvement contestataire non violent pouvant amener les populations à se soulever contre le régime en place » et exploitant « les frustrations et les revendications des populations de ces régions liées à l’étendue des demandes sociales non satisfaites ».
Après la suspension de leurs activités par Paul Atanga Nji, Guibai Gatama assure à Jeune Afrique que ses partisans « resteront républicains ». Et ajoute, comme un ultime affront : « Nous n’allons pas organiser des marches ou quoi que ce soit qui n’entre pas dans le cadre de la loi. De toute façon, l’idée de revendiquer ce qui nous revient de droit est déjà entrée dans les esprits. Et ça, personne ne pourra l’interdire. »
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