Guerre de tranchées

Dernière péripétie de la lutte sans merci engagée entre l’armée et le gouvernement islamo-conservateur : une procédure d’interdiction visant l’AKP, le parti au pouvoir.

Publié le 14 avril 2008 Lecture : 3 minutes.

Huit mois après sa victoire aux législatives de juillet 2007 (47 %), le Parti de la justice et du développement (AKP) fait l’objet d’une procédure d’interdiction. À peine s’est-il enhardi à autoriser le port du voile islamique dans les universités qu’il est accusé de saper les fondements laïcs de la République et « d’aspirer à un système basé sur la charia ». Le 31 mars, la Cour constitutionnelle a jugé la requête du procureur en chef de la Cour de cassation recevable sur la forme. En attendant qu’elle se prononce sur le fond, les dirigeants de l’AKP préparent leur défense. Soixante et onze d’entre eux, dont le président de la République Abdullah Gül et le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, risquent d’être interdits d’activité politique pendant cinq ans.
La procédure pourrait durer des mois. Elle peut, aussi, ne pas aboutir. Mais là n’est pas l’essentiel. Son objectif est surtout de créer un climat d’incertitude. Car ce coup d’État judiciaire, dont l’économie et la candidature de la Turquie à l’Union européenne (UE) font déjà les frais, s’inscrit dans la guerre de tranchées qui oppose depuis 2002 le gouvernement AKP (de centre droit, mais soupçonné d’islamisme rampant) à « l’État profond » (l’armée et l’establishment kémaliste).

Le facteur temps
Aucun ne dispose de l’atout décisif pour abattre l’autre. Le facteur temps est donc essentiel. D’un côté, pour assurer sa survie, le gouvernement affiche un programme de démocratisation et de développement économique (en ciblant, ce qui est nouveau, le Sud-Est anatolien pour gagner les Kurdes à sa cause). De l’autre côté, l’armée s’appuie sur ses relais traditionnels (justice, rectorats d’universités, presse, etc.) pour affaiblir progressivement l’AKP en l’empêchant d’entreprendre ses réformes.
Les militaires n’ont pas d’autre choix : aucun parti d’opposition ne constitue une alternative et, en 2008, un coup d’État à l’ancienne ferait désordre. Ils ont donc tout intérêt à provoquer des crises. Comme l’été dernier, lorsque Gül se porta candidat au poste – ultrasensible – de président de la République. Les tensions qui précédèrent son élection (manifestations géantes, communiqué menaçant de l’état-major diffusé en pleine nuit sur son site Internet) ne l’empêchèrent pas de devenir chef de l’État. Mais au prix de législatives anticipées et d’une paralysie dont Ali Babacan, ministre des Affaires étrangères et maître d’uvre des négociations d’adhésion avec l’UE, estime qu’elle a fait « perdre une année » au pays.

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Grande victime : l’économie
Le mini-putsch d’aujourd’hui s’appuie sur des méthodes bien connues des Turcs. Peines d’inéligibilité et fermetures de partis (islamistes ou pro-Kurdes, surtout) sont monnaie courante depuis les années 1960. Mais la société a considérablement évolué et une majorité écrasante – et pas uniquement les partisans de l’AKP – rejette ces pratiques anachroniques.
Fort de ses victoires électorales, le gouvernement résiste. Même si ses réformes politiques piétinent – très peu, finalement, a été accompli en cinq ans -, il bénéficie d’un assez large soutien. Celui des milieux patronaux, satisfaits de sa ligne économique ; celui des démocrates de tous bords, des minorités et de l’UE, qui veulent croire sinon à son efficacité, du moins à sa bonne volonté.
En juin 2007, le « gang Ergenekon », formé d’un général en retraite, de chefs mafieux et d’extrémistes, avait été démantelé. Il projetait d’assassiner le Prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, plusieurs leaders kurdes et le Premier ministre Erdogan afin de créer un chaos propice à un coup d’État. L’actuel « procès » de l’AKP a-t-il un lien avec la poursuite de cette enquête embarrassante pour « l’État profond » ? Ces deux affaires finiront-elles par s’annuler l’une l’autre ? Une chose est sûre : la guerre de tranchées va continuer. Dans l’immédiat, elle fait une victime : l’économie turque.

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