Footballeurs de la Révolution…

« Désertant » les clubs français pour rejoindre leurs frères algériens à Tunis en avril 1958, les joueurs de l’équipe du FLN, bien que suspendus par la Fifa, ont formé pendant trois ans et demi une sélection de niveau international.

Publié le 14 avril 2008 Lecture : 9 minutes.

En 1958, la guerre froide bat son plein et l’Algérie sombre dans la violence. La Suède, nation neutre, organise la 6e Coupe du monde de football. La France, qui s’est qualifiée aux dépens de la Belgique et de l’Irlande, se prépare avec sérieux. Le 9 avril, Paul Nicolas, le patron des Tricolores, rend publique une liste de 40 joueurs présélectionnés pour la phase finale du Varlds Masters Kapet.

Y figurent le meilleur demi-centre opérant dans le championnat de France, Mustapha Zitouni, et le remarquable intérieur de pointe de l’AS Saint-Étienne, Rachid Mekhloufi. Zitouni est partant pour la Suède, et désigné pour assurer la succession de Robert Jonquet face à la Suisse, le 16 avril, au Parc des Princes, à Paris.

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Le 13 avril, Zitouni se déplace à Nice, où son club, l’AS Monaco, affronte Angers. Le même jour, Mekhloufi, qui est sous les drapeaux, se blesse dans un choc avec son coéquipier Eugène Njo Léa au cours du match Saint-Étienne – Béziers. Il est hospitalisé. Le lendemain, une dépêche de l’Agence France Presse annonce : « Cinq joueurs musulmans algériens ont quitté clandestinement la France. Ils sont arrivés hier à Tunis, via Rome, et ont été reçus par un haut responsable du FLN. »

Le 15, le Front de libération nationale (FLN) communique : « Des sportifs professionnels algériens viennent de quitter la France pour répondre à l’appel de l’Algérie combattante. Cinq footballeurs sélectionnés sont arrivés à Tunis. Il s’agit des frères Abdelaziz Bentifour (international A et B, Monaco), Abderrahmane Boubekeur (international militaire et B, Monaco), Mustapha Zitouni (international A, Monaco), Kaddour Bekhloufi (Monaco) et Ammar Rouai (SCO Angers).

Au moment où la France faisait à leur peuple et à leur patrie une guerre sans merci, ils se refusaient d’apporter au sport français un concours dont l’importance est universellement reconnue. Comme tous les Algériens, ils ont eu à souffrir du climat raciste, anti-Nord-Africain et anti-musulman qui s’est rapidement développé en France au point de s’installer dans les stades.

En patriotes conséquents, plaçant l’indépendance de leur patrie au-dessus de tout, nos footballeurs ont tenu à donner à la jeunesse d’Algérie une preuve de courage, de droiture et de désintéressement. Le FLN envisage de créer une Fédération nationale algérienne qui demandera son adhésion à la Fédération internationale de football association (Fifa) en vue de participer aux compétitions internationales et à la prochaine Coupe du monde. »

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Cinq autres vedettes du championnat de France débarquent à Tunis le 17, où l’on fête le 27e jour du mois de ramadan et célèbre la Nuit du destin. Outre Rachid Mekhloufi, il y a Saïd Brahimi et Abderrahmane Bouchouk (Toulouse), Abdelhamid Kermali (Lyon) et Mokhtar Arribi (Sète). L’opération a été mise au point et coordonnée par l’ancien joueur du Mans, Mohamed Boumezrag, alias « Boum ». Le onzième « disparu », Hassen Chabri (AS Monaco), est intercepté à la frontière franco-italienne.

Des premiers pas à la tournée triomphale

Les envoyés spéciaux affluent à Tunis et assiègent l’hôtel Majestic, situé avenue de la Liberté. « Nous ne sommes ni escrocs, ni voleurs, ni anti-Français », leur déclare Bentifour. À un journaliste de L’Équipe, Zitouni demande : « Si ton pays était en guerre et qu’il t’appelait, qu’est-ce que tu ferais ? »

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Me Ahmed Boumendjel, membre du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) et directeur du journal El Moudjahid – installé à l’époque à Tunis –, annonce que « ces footballeurs continueront à jouer. Nous projetons une tournée dans les pays arabes en attendant qu’ils constituent l’équipe nationale algérienne ».

L’hebdomadaire L’Action salue l’arrivée à Tunis de ces « Algériens qui ont changé de camp et qui vont participer à leur manière au combat pour la paix et la dignité ». Le 24 avril, il les reçoit dans ses locaux et son rédacteur en chef, Mohamed Ben Smaïl, lance un appel : « Faites jouer les Algériens ! »

Le Dr Chedli Zouiten, président de la Fédération tunisienne de football (FTF), n’y sera pas insensible. De fait, le comité algérien de la Jeunesse et des Sports et l’hebdomadaire tunisois Le Sport mettent sur pied, pour le 3 mai, un match entre l’équipe du FLN et l’Entente tunisienne (la sélection de Tunisie) « au profit des réfugiés algériens ».

Devant 8 000 spectateurs, au stade municipal de Tunis, l’équipe du FLN – qui a récupéré un onzième joueur algérien d’origine, Hamadi Khaldi – écrase ses hôtes 5-1. Un festival signé Brahimi (2 buts), Bouchouk, Mekhloufi et Rouai. Les organisateurs s’associent aux journaux L’Action et Al ‘Amal pour lancer, les 9 et 11 mai, un tournoi avec la participation des sélections nationales d’Algérie, de Libye, du Maroc et de Tunisie.

Le 7 mai, depuis Zurich, la Fifa, saisie par la Fédération française de football (FFF), réagit. Elle s’oppose à toute qualification des joueurs « français musulmans d’origine algérienne » en rupture de contrat, et interdit à tous ses membres de « jouer, sous n’importe quelle forme, contre des équipes comprenant les joueurs suspendus (à savoir Boubekeur, Bentifour, Zitouni, Rouai, Kermali, Mekhloufi, Brahimi et Bouchouk) ».

Cet oukase n’empêche pas la tenue du premier – et dernier – tournoi maghrébin de l’Histoire, doté du trophée Jamila Bouhired. Le coup d’envoi est donné le 9 mai au stade municipal de Tunis devant 8 000 spectateurs, dont de nombreux réfugiés algériens. La Tunisie surclasse la Libye : 4-1.

L’hymne Qassaman retentit alors que flotte le drapeau vert, blanc et rouge pour le match Algérie-Maroc ; entre les deux formations maghrébines, la bataille est musclée. Brahimi, Mekhloufi et Rouai sont malmenés par des adversaires impitoyables. À la pause, les officiels des deux équipes interviennent et donnent des consignes pour que l’empoignade ne dégénère pas en bagarre.

Kermali et Bentifour répondent à Khalfi et donnent la victoire à l’équipe du FLN (2-1). Le match n’est pas terminé que l’on apprend le décès du maire de Tunis, Ali Belhaouane, dont les obsèques sont, le lendemain, suivies par une grande foule avec, en tête du cortège, Habib Bourguiba, Ferhat Abbas et Mehdi Ben Barka.

Le 11 mai, le tournoi reprend. Alors que le Maroc bat la Libye (2-1), l’Algérie effectue une brillante démonstration de jeu offensif face à la Tunisie qu’elle surclasse : 5-1 ! Quatre jours plus tard, Bentifour et ses frères écrasent, à Sfax, une sélection Centre-Sud : 7-1 ! Et le 24 mai, ils donnent le coup de grâce à l’Union sportive tunisienne (UST) par 7 buts à 0, avant de s’envoler pour une tournée en Libye (où ils se produiront à plusieurs reprises de 1958 à 1961).

Quand la Fifa met le holà

Le 3 juin, à Stockholm, le comité exécutif de la Fifa recommande l’annulation de l’affiliation provisoire des fédérations du Maroc et de la Tunisie, et l’interdiction de tout match avec ces deux pays. Le congrès ne suit pas.

Au mois de novembre, les footballeurs algériens entreprennent une tournée de trois semaines au Maroc. Ils se produisent à Fès, Oujda, Casablanca (où les accueille la « Perle noire », Larbi Ben Barek), Rabat et Marrakech. Mais, cette fois, le comité d’urgence de la Fifa ne transige pas : le 3 décembre, il annule l’affiliation de la Fédération royale marocaine de football (FRMF). Le vice-président Valeri Granatkine (URSS) sera le seul à contester la sanction.

Les dirigeants sportifs marocains réagissent. Ils tentent d’infléchir la FFF – qui reste intransigeante – et la Fifa. Le 30 janvier 1959, une délégation comprenant El Hadj Mohamed Benjelloun, représentant du comité supérieur des sports, le Dr Omar Boucetta, président de la FRMF, et son secrétaire général, Ahmed Antifit, est reçue à Zurich.

La FRMF reconnaît qu’elle a « commis une grave faute ». Le Dr Boucetta ajoute que « la FRMF avait offert 1 million de francs pour que l’équipe algérienne ne vienne pas disputer de matchs au Maroc, mais que le gouvernement a fait pression et l’a obligée à envoyer une équipe au tournoi de Tunis ».

Le ministre Abdelkrim Benjelloun s’engage à ne plus accueillir l’équipe du FLN et sollicite à son tour la levée de la sanction. Celle-ci ne sera effective que le 26 avril. De son côté, la FTF organise, le 3 octobre, au stade municipal de Tunis, une ultime rencontre Tunisie-équipe du FLN (0-8). Le 22 août 1960, le congrès de la Fifa, réuni à Rome, accorde l’affiliation définitive à la FRMF et à la FTF.

L’interdit prononcé par la Fifa fait reculer les fédérations d’Égypte et de Syrie, les seules du Moyen-Orient à refuser de recevoir l’équipe du FLN. Quant à la Confédération africaine de football (CAF), elle choisit d’ignorer le FLN, son président, le général Abdelaziz Mostafa, se montrant soucieux de sauvegarder son siège au sein du comité exécutif de la Fifa.

Les pays d’Europe de l’Est (Bulgarie, Hongrie, Roumanie, Pologne, Tchécoslovaquie, URSS et Yougoslavie), la Chine populaire et le Vietnam contournent l’embargo et accueillent à deux reprises les footballeurs algériens (en 1959 puis en 1961) qui, en 1961, sont 32.

L’inégalé style à l’algérienne

De mai 1958 à décembre 1961, 83 matchs seront disputés : un bilan (57 victoires, 14 nuls, 12 défaites) qu’aucune équipe africaine n’a égalé. Les troupes de « Boum » ont choisi au plan sportif la manière élégante de conquérir les foules : l’offensive débridée. « Notre équipe, raconte Mekhloufi, évoluait sans contrainte tactique. Nous nous retrouvions souvent six ou sept en attaque. On jouait d’instinct et on savait conjuguer l’exploit individuel et la construction collective. De la subtilité, de l’improvisation, des dribbles, des feintes, des ballons qui circulent en passes courtes et précises, et des ailiers qui débordent Un style à l’algérienne. Mais aussi, occasionnellement, du répondant physique quand l’adversaire voulait nous intimider. »

Du spectacle, des buts à la pelle (349 !) et une addition exceptionnelle de talents tels l’impressionnant goal claudicant Boubekeur, l’impérial demi-centre Zitouni, le métronome Arribi, l’astucieux Bentifour, l’irrésistible Mekhloufi, l’insaisissable Kermali ou le percutant buteur Brahimi.

Durant trois ans et demi, ces « footballeurs de la nuit », bien que suspendus par la Fifa, ont réussi à former une équipe de haut niveau international dont les exploits restent encore, cinquante après, méconnus, même en Algérie. À l’époque, la télévision n’était que balbutiante et les images filmées des rencontres disputées par l’équipe du FLN sont extrêmement rares.

Le 18 mars 1962, les accords d’Évian sont signés. L’indépendance de l’Algérie pointe. Trois mois plus tard, à Tunis, Ahmed Ben Bella, l’un des chefs historiques du FLN, reçoit tous les footballeurs de la Révolution. Il les remercie pour leur participation à la lutte nationale et leur assure que le futur État algérien ne les oubliera pas. Puis, c’est la séparation.

Les 32 choisissent des routes différentes. La plupart attendent l’indépendance, officialisée le 5 juillet, pour rentrer en Algérie. Les plus jeunes comme Mekhloufi, Rouai, les frères Soukhane, Amara, Kerroum, Oudjani et Bouchache Hocine repartent en France reprendre une carrière professionnelle. Ils connaîtront des fortunes diverses.

L’équipe du FLN, devenue sélection nationale, est réunie à plusieurs reprises. Elle donne à l’Algérie indépendante ses premiers succès internationaux. Le 28 février 1963, la Tchécoslovaquie est battue (4-0), le 1er janvier 1964 c’est l’Allemagne fédérale (2-0) et, le 4 novembre, l’URSS est tenue en respect (2-2). Mais le 18 juin 1965, à Oran, le Brésil, double champion du monde, ne lui fait pas de cadeau : 3-0.

Cinquante ans se sont écoulés depuis la fameuse Nuit du destin. Les héros du football algérien ont depuis longtemps pris leur retraite. Le 14 avril 1988, à Alger, au stade du 5-Juillet, ils ont chaussé pour la dernière fois les crampons et célébré, balle au pied, face à leurs frères tunisiens et libyens et en présence du prestigieux Larbi Ben Barek, le 30e anniversaire de l’équipe du FLN.

Cinquante ans après, « Boum », « Big Ben » Tifour, Maazouza, Haddad, Arribi, Ibrir, Bouchache, Chabri, Boubekeur, Brahimi et Bouchouk ne sont plus là. Mais leurs frères d’armes ne les ont pas oubliés. « J’éprouvais, affirmait en novembre 1972 feu Eugène Njo Léa, une grande fierté et un immense bonheur à l’idée que le sacrifice de ces joueurs d’exception – comme celui de milliers d’autres jeunes Algériens – n’avait pas été inutile. »

Viennent de paraître :

– Dribbleurs de l’indépendance, de Michel Naït-Challal, éditions Prolongations, mars 2008, 242 pages, 17 euros
– L’Indépendance comme seul but, de Kader Abderrahim, éditions Paris Méditerranée, avril 2008, 160 pages, 16 euros

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