[Tribune] Pour des leaders africains à la hauteur de leur époque

Les événements tragiques qui touchent le continent témoignent d’une crise de leadership profonde. Des personnalités africaines à la hauteur de leur époque doivent émerger pour imposer des changements radicaux.

Ngozi Okonjo-Iweala, ancienne directrice générale de la Banque mondiale, lors de la cinquième édition de la Clinton Global Initiative à New York, le 23 septembre 2009. © RAMIN TALAIE/EPA/MAX PPP

Ngozi Okonjo-Iweala, ancienne directrice générale de la Banque mondiale, lors de la cinquième édition de la Clinton Global Initiative à New York, le 23 septembre 2009. © RAMIN TALAIE/EPA/MAX PPP

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Publié le 8 décembre 2020 Lecture : 5 minutes.

 © Nicolas Ortega pour JA
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Quel leadership pour l’Afrique ?

Si certaines figures politiques, économiques, scientifiques ou religieuses africaines allient charisme et efficacité, peu sont aussi populaires, galvanisantes et respectées que Bourguiba, Sankara ou Mandela. Les temps ont changé, les attentes des citoyens aussi. Enquête sur ces leaders qui pourraient aujourd’hui et demain, inspirer et conduire le changement.

Sommaire

Le 6 novembre, le président Biya fêtait le 38e anniversaire de son accession à la présidence du Cameroun. Ses partisans lui tressèrent des lauriers. Ses opposants, dans les médias comme dans l’opinion publique, laissèrent éclater leur agacement à l’égard d’un événement qui, pour beaucoup, marque le début de la descente du pays vers les abysses.

Je suis de ceux qui estiment que la parenthèse Biya aura été malheureuse pour « l’Afrique en miniature ». Mais le bilan du président camerounais n’était pas dans mon esprit le 6 novembre. Tôt ou tard, celui-ci sera remplacé. Une autre ère s’ouvrira. Mais le successeur de M. Biya, quel qu’il soit, sera-t-il à la hauteur des défis de l’époque ?

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Cette question va au-delà du Cameroun. L’actualité africaine est particulièrement sinistre : crise économique, répression politique, révoltes populaires, terrorisme, conflits armés, massacres à grande échelle, etc. Ces événements tragiques témoignent d’une crise de leadership profonde à l’échelle du continent. Ils appellent à une réflexion sur la manière de transformer nos pays, mais également sur le type de leaders capables d’incarner l’impératif de changements radicaux.

Corruption

Une plainte revient sans cesse dans la bouche des opinions publiques africaines : la corruption. Elle est omniprésente, souvent assumée, toujours désastreuse pour nos économies, la cohésion de nos communautés, le contrat social de nos sociétés. Dans son livre Fighting Corruption is Dangerous, la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala raconte l’enlèvement de sa mère, en 2012.

Ses ravisseurs avaient pris la peine de s’assurer qu’ils avaient bien entre leurs mains « la mère [de la] ministre des Finances » avant de la jeter dans leur voiture, et firent savoir à son fils, chargé des négociations, que le prix de la libération de leur mère était la démission publique de Ngozi Okonjo-Iweala – qui devait par la même occasion annoncer son retour aux États-Unis, d’où elle avait été débauchée. Lorsque les ravisseurs se rendirent compte que l’économiste nigériane n’avait aucune intention de céder à leur chantage, ils exigèrent une rançon.

L’otage fut finalement libérée et raconta aux enquêteurs qu’elle avait, selon les dires des malfaiteurs, été ciblée parce que sa fille avait « refusé de payer les importateurs de pétrole » dans le cadre d’une opération d’assainissement d’un secteur pétrolier nigérian en proie à une corruption endémique. Le reste du livre relate une longue énumération de menaces directes, de tentatives d’intimidations et de pressions exercées à l’endroit d’une ministre coupable de mener la guerre contre la corruption.

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Courage des idées

Ce livre révèle ainsi le coût, exorbitant, de tout projet de transformation véritable en Afrique. Il rappelle aussi que la matière première du leadership est le courage. Courage d’agir, comme l’illustre l’expérience du Dr Okonjo-Iweala, mais aussi courage des idées et de la vision.

Difficile de dire d’où vient, chez ceux ou celles qui la possèdent, la vertu du courage. Tout aussi difficile de savoir si on peut l’enseigner ou la cultiver

Au moment de l’accession de Singapour à l’indépendance, il eût été facile pour son leader, l’illustre Lee Kuan Yew, de céder aux exigences de la communauté chinoise, qui réclamait un statut particulier pour sa langue, parlée à l’époque par 80 % de la population. Nombre de nos leaders africains auraient cédé aux sirènes du tribalisme pour mieux en récolter les dividendes politiques. Pas le leader de Singapour. Conscient de l’importance de l’égalité dans une société multi­ethnique, de la nécessité d’unir des communautés diverses et de préserver toutes les chances de succès de son pays dans un monde en pleine mutation, ce descendant d’immigrés chinois affirma, malgré la pression de sa « communauté » d’origine, la stricte égalité de toutes les langues officielles de Singapour (tamil, malais, chinois, anglais) et imposa progressivement l’anglais comme langue véhiculaire.

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Difficile de dire d’où vient, chez ceux ou celles qui la possèdent, la vertu du courage. Tout aussi difficile de savoir si on peut l’enseigner ou la cultiver. Les théories abondent. Mais l’on sent bien que le courage d’agir, envers et contre tout, procède de convictions fortes. Si l’on n’est pas fermement convaincu à la fois de la justesse et de l’absolue nécessité de la cause pour laquelle on s’engage, alors il est impossible de faire preuve du courage nécessaire face à une inévitable adversité.

Transformer le monde

Contrairement au courage, dont la source prête à discussion, la question des convictions – ce que d’aucuns appelaient jadis une idéologie – est moins floue. Grâce à une certaine expérience du monde, une relation aux idées, un tempérament spécifique, certains parmi nous développent des convictions fortes, épousent une vision du monde et une volonté de la défendre. Ceux de nos leaders qui, pour reprendre la formule de Marx, ne se contenteront pas « d’interpréter diversement le monde » mais le « transformeront » sont ceux dont le courage sera adossé à une vision politique du destin de l’Afrique et à la certitude que les Africains méritent mieux, doivent prétendre à mieux et peuvent faire mieux.

L’ancien président ghanéen Jerry Rawlings, décédé récemment, nous offre l’exemple d’un leadership à bien des égards exceptionnel. L’homme n’était certes pas parfait, mais en plus d’être un soldat et un authentique révolutionnaire, c’était un moraliste (comme le sont tous les authentiques révolutionnaires). Rien ne justifiait de laisser prospérer le mal. Il fallait l’éradiquer – y compris au moyen d’une violence dont la légitimité tenait à ce qu’elle était au service du bien. Évidemment, ce manichéisme s’accommode mal de la gestion de sociétés humaines nécessairement complexes. Mais il procure le carburant indispensable pour casser des systèmes fondamentalement corrompus et injustes.

Nous entrons dans l’avenir à reculons

L’ancien leader ghanéen nous quitte à une période de mutation historique. La parenthèse libérale ouverte après la Seconde Guerre mondiale se referme. Nous revenons en quelque sorte au XIXe siècle. C’est le retour progressif des grands empires et des grands affrontements ; un monde régi par le droit de la force, l’unilatéralisme, la realpolitik.

Le monde qui s’en va nous était relativement favorable. Celui qui vient nous sera hostile. « Nous entrons dans l’avenir à reculons », comme disait Paul Valéry. Mais, bien souvent dans l’Histoire, les périodes tragiques révèlent de grands destins. Il faut espérer qu’émergeront des personnalités africaines à la hauteur d’une époque qui appelle des moralistes plutôt que des relativistes, des révolutionnaires sophistiqués plutôt que des technocrates réformateurs, des gens qui ont davantage le sens de l’Histoire que celui des affaires.

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