Zalmay Khalilzad, intriguer pour régner

Publié le 16 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

Sur le papier, sa mission est claire : susciter une alternative à peu près présentable au régime de Saddam Hussein, tout en maintenant la cohésion de l’Irak. Sur le terrain, c’est une autre histoire. Presque la quadrature du cercle. Membre du Conseil national de sécurité et envoyé spécial du président George W. Bush auprès de l’opposition irakienne, Zalmay Khalilzad en est parfaitement conscient. Invité, au mois d’octobre dernier, à exposer devant les membres d’un think-tank de Washington l’objectif de « l’engagement stratégique majeur » des États-Unis en Irak, il était resté fort vague. Mettre en place « un gouvernement démocratique disposant d’une large assise populaire » ? Sans doute, mais comment ? Réponse de Khalilzad : « Nous resterons [en Irak] aussi longtemps qu’il le faudra » pour mener la mission à son terme. On avait compris.
Après plusieurs décennies de purges sanglantes, il ne reste plus grand-chose de l’opposition, civile ou militaire, à Saddam Hussein. Velléitaires, corrompus et déchirés par d’obscures querelles de personnes, les dirigeants du Congrès national irakien (CNI) conduits par le trouble Ahmed Chalabi (voir p. 62) s’appliquent, entre Londres et Washington, à dépenser les millions de dollars que, depuis la première guerre du Golfe, leur alloue libéralement la CIA. Sans aucun profit pour leurs protecteurs. Madeleine Albright, l’ancien secrétaire d’État, les avait jugés d’un trait assassin : « une bande de foireux ». Leur unique atout est l’incompréhensible soutien que leur apportent les faucons du Pentagone, parmi lesquels Khalilzad. Même le général Jay Garner (voir p. 56), patron de l’Office pour la reconstruction et l’assistance humanitaire (ORHA), l’organisme chargé d’administrer l’Irak après la guerre, rechigne à admettre Chalabi dans sa future équipe. Il a sans doute quelques raisons : en 1992, l’« opposant en Rolex et en costume de soie », comme certains le surnomment, a été condamné (par contumace) à une peine de vingt-deux ans de réclusion par un tribunal jordanien. Pour détournement de fonds. Le département d’État s’efforce, pour sa part, de pousser le vieil Adnan Pachachi (voir p. 64), qui fut ministre des Affaires étrangères il y a près d’un demi-siècle. Bref, la confusion est totale.
D’autant qu’une partie des chiites (qui, au total, représentent 60 % de la population) lorgne de plus en plus ouvertement vers l’Iran, lequel n’a pas la moindre intention de se laisser exclure du « remodelage » en cours du Moyen-Orient. Et que les Kurdes ne roulent que pour eux-mêmes : à la limite, ils auraient préféré le maintien au pouvoir de Saddam Hussein à toute solution impliquant la Turquie. Plus que réticente à la guerre américaine, celle-ci observe avec anxiété les événements au Kurdistan irakien. Sans parler de sa revendication historique sur Mossoul et Kirkouk, elle redoute qu’une hypothétique indépendance de la région ne donne de fâcheuses idées aux Kurdes de l’Est anatolien. Raison pour laquelle elle a massé cent mille hommes le long de la frontière et dix mille ou quinze mille autres en territoire irakien. Si l’on ajoute que les Kurdes irakiens sont, depuis toujours, divisés entre les partisans de Jalal Talabani et ceux de Massoud Barzani, qui se haïssent cordialement bien qu’affichant, depuis 1998, une unité de façade pour complaire aux Américains, et que les uns et les autres sont fort disposés à régler leur compte aux Turkmènes (entre 500 000 et 3,5 millions de personnes, selon les estimations), soutenus par Ankara, on mesure l’extraordinaire complexité de la situation à laquelle Khalilzad doit faire face.
Profitant de la quasi-autonomie dont bénéficie le Kurdistan (au nord du 36e parallèle) depuis plusieurs années, il y a multiplié les déplacements et noué des contacts étroits avec ses dirigeants. Par ailleurs, l’envoyé spécial a contribué à convaincre les militaires turcs de rester à l’écart de l’affaire, même si la crainte qu’inspire la puissance américaine a, sans nul doute, efficacement secondé son pouvoir de persuasion.
Khalilzad est-il vraiment l’homme de la situation ? Il est encore trop tôt pour le dire. De toute façon, les États-Unis n’ont pas vraiment le choix, les vrais spécialistes du Moyen-Orient n’étant pas légion au sein de l’administration Bush. Né en 1951 à Mazar i-Sharif, en Afghanistan, d’un père pachtoune et d’une mère tadjik, il parle le pachtou, le dari et quelques autres langues vernaculaires. Émigré aux États-Unis dans les années soixante-dix, il a obtenu la nationalité américaine en 1985. Ce n’est pas vraiment un homme d’action, encore moins un gestionnaire, mais un intellectuel, pour ne pas dire un idéologue très proche de la droite ultranationaliste et des milieux de la défense (voir J.A.I. n° 2165). Dans le passé, il a beaucoup travaillé avec Dick Cheney et Paul Wolfowitz.
Anticommuniste viscéral et excellent connaisseur de la mosaïque ethnique afghane, il a beaucoup contribué, à partir de 1979, à soulever les tribus contre l’occupant soviétique en jouant à fond la carte du fondamentalisme musulman, dont, comme nombre de responsables américains, il a gravement sous-estimé la menace potentielle. Même s’il n’avait, à l’époque, aucun pouvoir de décision, sa principale erreur d’appréciation est sans doute de n’avoir jamais cru à la victoire des moudjahidine, qu’il se bornait à instrumentaliser pour affaiblir durablement l’Empire soviétique sur son flanc Sud. On sait que, la débâcle de l’armée Rouge consommée, ceux-ci sont vite devenus incontrôlables, avant de se retourner contre leurs anciens protecteurs…
Dans la guerre Iran-Irak (1980-1988), et pour les mêmes raisons qu’en Afghanistan, il a, à contre- courant, pris fait et cause pour Téhéran. Aujourd’hui encore, il reste l’avocat passionné du dialogue avec la République islamique. Sa manière ondoyante et subtile n’est d’ailleurs pas sans évoquer la diplomatie persane traditionnelle, qui, pour l’essentiel, a survécu aux excès du khomeinisme : ces gens-là n’ont évidemment pas les mêmes intérêts, mais ils se comprennent à demi-mot. Mais il y ajoute une dose de pragmatisme très américain. Les changements de cap les plus brutaux ne l’ont jamais effrayé. Bref, il est souple dans la tactique, abrupt dans la stratégie.
En 1996, lors de la prise de Kaboul par les talibans, avec, au moins, la bienveillante neutralité des Américains, il n’est pas aux affaires, mais cette victoire de l’intégrisme le plus rétrograde le comble : il en espère, contre toute vraisemblance, le rétablissement de la stabilité régionale. Consultant pour une firme pétrolière californienne (Unocal Corp.), il reçoit aux États-Unis, l’année suivante, une délégation du nouveau régime. Mais dès que les choses tournent mal et que la collusion du Mollah Omar et de ses amis avec le terrorisme islamiste devient manifeste, il s’attache, sans états d’âme, à leur perte. C’est lui qui, dès la fin de 2000, dans un article publié par la revue Washington Quaterly, a défini les grandes lignes de la doctrine qui sera mise en oeuvre, un an plus tard, en Afghanistan.
Avec Saddam Hussein, dont le national-stalinisme l’a toujours horrifié, il n’a, en revanche, jamais varié. Depuis 1991, il est l’un de ceux qui a le plus contribué à alimenter l’hystérie de la classe politico-médiatique américaine contre le maître de Bagdad, de manière souterraine d’abord, pendant les années Clinton, puis de plus en plus ouvertement. Il est indiscutablement l’un des artisans du virage à 180 degrés négocié, au début de l’année derrière, par l’administration Bush : du simple désarmement de l’Irak au renversement du régime.
Avant l’intervention américaine en Afghanistan, il s’attache à renforcer les liens, bien distendus, de l’administration américaine avec l’Alliance du Nord du commandant Ahmed Chah Massoud. La victoire acquise, il est nommé représentant spécial du président américain et impose la mise en place d’une nouvelle équipe dirigeante – le président Hamid Karzaï est l’un de ses vieux amis – et de nouvelles institutions. L’édifice est passablement branlant, mais il tient, vaille que vaille, depuis un an, grâce à la présence du corps expéditionnaire américain.
C’est d’une opération du même ordre qu’il a été chargé en Irak, dans un contexte encore plus instable et dangereux. Khalilzad l’a rappelé, le 11 février, devant la Commission des affaires étrangères du Sénat, il n’est, dans l’immédiat, « pas question d’installer un quelconque gouvernement provisoire composé d’exilés ». Alors, quoi ? Sans doute les vingt-trois membres de l’ORHA seront-ils assistés de conseillers irakiens… Lesquels ? Personne n’en sait rien. Sans doute des membres de l’ex-opposition à Saddam seront-ils chargés de rédiger une nouvelle Constitution d’inspiration très américaine… Mais combien de temps durera l’occupation militaire ? Quel sera le rôle éventuel des Nations unies ? Le mystère reste entier. Même les dirigeants américains sont divisés sur ce point, alors…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires