Un 11 septembre arabe

Derrière les scènes d’anarchie se dessine une terrible réalité. Par sa faute et son orgueil, Saddam Hussein a mené l’Irak, qu’il prétendait incarner, à la plus prédatrice des recolonisations.

Publié le 16 avril 2003 Lecture : 11 minutes.

D’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient, les envahisseurs s’en prennent toujours aux symboles de l’adversaire. L’armée Rouge aux aigles nazis, el-Qaïda aux tours jumelles, les Américains aux Saddam de bronze. En spécialistes incontestés du pouvoir des images, les scénaristes de la Maison Blanche et du Pentagone ont abattu la plus grande des statues du raïs tout comme ils avaient, à la veille du 20 mars, fabriqué une menace fantôme à coups d’armes de destruction massive, de Scud sur Israël, de puits de pétrole en feu et de barrages éventrés. À cette mysthification volontaire, destinée à justifier la guerre, s’en est jointe une autre, oeuvre des propagandistes néostaliniens de Bagdad, articulée autour de trois P – peuple, parti, patrie – et exprimée par une armée prête à mourir pour la mère Irak. Un double bluff, en quelque sorte, marchant main dans la main pour aboutir au résultat que l’on voit : l’implosion d’une dictature, sur fond d’anarchie.
Lorsque la guerre éclate, à l’aube du jeudi 20 mars, les forces irakiennes sont dans un état de décomposition beaucoup plus avancé que ne le laissent entendre les Américains et, bien sûr, leurs propres chefs. L’armée régulière, deux cent cinquante mille hommes sur le papier, est composée de conscrits à la fois peu motivés, très mal payés (15 000 dinars, soit l’équivalent de 5 dollars par mois), mal nourris et mal soignés. Sur le front Nord, où une bonne partie de ces soldats ont été déployés face aux Kurdes, certains vivent comme des rats au fond de tranchées depuis quarante jours, sans pouvoir se laver. Les désertions ne sont pas rares et, pour les éviter, chaque brigade est surveillée par une escouade d’officiers politiques baasistes qui n’hésitent pas à couper les oreilles des fuyards, voire à les exécuter. Les chefs de corps ne sont pas épargnés. Pour avoir évacué sans combattre, le 6 avril, la localité de Cheykhan, au nord de Kirkouk, le commandant de la 29e brigade sera ainsi fusillé devant ses hommes. Saddam Hussein ne s’est intéressé que très tard au sort de ces pauvres hères. Lors d’une tournée des popotes, le 15 mars, il leur prodigue ses conseils : combattez la nuit, jetez de la poussière en l’air pour que les avions ne vous voient pas, portez toujours sur vous un couteau et une grenade, tournez les poteaux indicateurs afin que l’ennemi s’égare, etc. Il leur annonce également que leur solde sera portée à 20 000 dinars (7 dollars). L’effet est évidemment nul. Émanation directe d’une société martyrisée par trente-cinq ans de dictature, deux guerres et douze ans d’embargo, l’armée régulière s’évapore dès les premiers coups de feu : la plupart des hommes désertent, jettent papiers et uniformes, rentrent chez eux ou se constituent prisonniers. Il est vrai que 80 % de ces soldats ordinaires (mais seulement 20 % de leurs officiers) sont chiites et que leur armement blindé – d’antiques chars russes T-54 et T-62, voire des transports de troupes de fabrication américaine récupérés sur l’armée iranienne il y a vingt ans – constitue une cible idéale pour les « War Games » du Pentagone. Pourquoi iraient-ils mourir pour Saddam ?
Forte de ses six divisions de 10 000 à 12 000 hommes chacune, de ses 600 à 700 chars T-72 (un blindé fiable, quoique nettement surclassé par l’Abrams américain), la Garde républicaine sera, pour Saddam Hussein et son fils Qoussaï, qui la supervise, la déception, voire la trahison majeure de cette guerre. Pilonnées par l’aviation et les hélicoptères de la coalition, privées elles-mêmes de tout appui aérien – les quelques dizaines de Mig29 et de Mi24 irakiens ont tous été détruits au sol dès le 20 mars -, les divisions Bagdad, Hammourabi, Adnan et Al-Abed ont volé en éclats. Seule la division Medina, positionnée devant Kerbala, s’est vraiment battue, endommageant une trentaine d’hélicoptères Apache et en abattant deux au cours de la nuit du 25 au 26 mars, avant de battre en retraite. Il est vrai que cette unité, fer de lance de l’invasion du Koweït, avait une revanche à prendre : en une heure, le 27 février 1991, les Américains avaient détruit une centaine de ses chars. Jusqu’au bout, les messages envoyés à Qoussaï par les deux patrons de la Garde, les généraux Fulayyih el-Rawi et Abdallah Sultan (un parent du raïs), sont pourtant triomphalistes.
Même si, le plus souvent, les équipages abandonnent leurs blindés avant de combattre, même si les convois de ravitaillement en munitions et en canons de 130 mm sont systématiquement détruits avant d’atteindre leur but, même si la chaîne de communication et de commandement s’émiette dès les premiers jours de la guerre, il n’est pas exclu que Qoussaï et son père aient cru un moment en ces rodomontades de généraux terrifiés par la perspective du peloton d’exécution. Effet pervers d’un régime qui a toujours régné par la peur autant que par la force…
Composées en grande majorité de sunnites (tout comme la Garde républicaine dont elles sont issues), les quatre brigades de la Garde républicaine spéciale, sorte de force commando destinée à « tenir » Bagdad, ont à peine mieux résisté au choc. Le 5 avril, ce sont ces éléments qui ont mené contre les Américains une attaque massive et quasiment suicidaire afin de reprendre l’aéroport civil perdu la veille. Une trentaine de chars T-72 et deux milliers de combattants amenés par bus ont participé à cette bataille. Certains étaient équipés de missiles sol-air et mer-mer hâtivement reconfigurés en armes antiblindés. Après avoir abattu un avion A-10 « tueur de chars », ils ont été écrasés, voire brûlés vifs au coeur de palmeraies incendiées au napalm – comme dans Apocalypse Now. Situé sur la « colline noire » qui surplombe la capitale, le QG de la GRS a, lui, été réduit en miettes dès le 20 mars alors que des éléments de cette même Garde spéciale défendaient encore âprement, le 8 avril, le complexe agrochimique d’Al-Qaïm, à la frontière syrienne, le long de l’Euphrate. C’est tout et c’est peu.
Si l’on exclut l’Organisation de sécurité spéciale vouée à la protection des dignitaires et la Garde présidentielle elle-même, dont le comportement et les performances au cours de la guerre demeurent inconnus, force est de reconnaître que la seule véritable résistance entre le 20 mars et le 8 avril est venue de là où ni Saddam ni les Américains ne l’attendaient. Ce sont les volontaires arabes, les miliciens du Baas et les fedayine de Saddam, trois corps paramilitaires, qui l’ont menée, de Basra à Bagdad. Quarante mille hommes environ de 18 à 30 ans, équipés de kalachnikovs, de grenades et de lance-roquettes, très motivés car soit étrangers, soit haïs par la population. Le cas des fedayine est significatif. Fondé en 1994 par Oudaï, fils aîné de Saddam, et dirigé sur le terrain par un ancien commandant en chef de l’armée de l’air, le général Saab Hassan (originaire de Tikrit), cette milice de vingt mille hommes soigneusement sélectionnés, tous sunnites, pauvres et illettrés, comporte en son sein plusieurs escadrons de la mort. Les fedayine, qui se sont notamment illustrés entre juin 2000 et mai 2001 par une sanglante campagne de liquidation des prostituées dans les principales villes du pays, fonctionnent à la fidélité aveugle (Saddam est leur « père »), aux amphétamines, mais aussi à l’argent. Pour mieux les motiver, Oudaï a ainsi établi un barème : 250 000 dinars pour un Américain ou un Britannique tué, 500 000 pour un prisonnier, 700 000 pour un char détruit, 1 million pour un aéronef abattu, 1 million pour la famille d’un kamikaze. Faisant preuve d’un indéniable courage, ces hommes ont harcelé pendant deux semaines les voies de communication des envahisseurs, depuis la frontière koweïtienne jusqu’aux faubourgs de Bagdad, soit sur 500 kilomètres. Se déplaçant à bord de pick-up tout-terrain ou de minibus, ils s’approchent jusqu’à distance de tir des chars puis se ruent à l’assaut à pied, visant la grille d’aération du blindé, son point faible. La plupart des Abrams endommagés l’ont été de cette manière. Certes, les pertes enregistrées au cours de ces opérations ont été terribles, ceux qui les menaient ayant une chance sur dix d’en revenir vivants, après s’être empalés sur les convois ennemis. Il n’a jamais été possible par ailleurs d’organiser une quelconque guérilla permanente sur les arrières des troupes de la coalition, ces unités paramilitaires évoluant en pays chiite au sein d’une population aussi terrorisée qu’hostile. Mais leurs actions, reprises et médiatisées, ont quelque peu ralenti la marche des troupes de la coalition et laissé croire aux téléspectateurs arabes qu’une véritable résistance populaire irakienne s’était levée. Les multiples bavures sanglantes des forces américaines ont fait le reste : vers le 30 mars, nombre de commentateurs évoquaient le syndrome vietnamien et Saddam Hussein parlait de « victoire prochaine ».
Comme lors de la guerre contre l’Iran, comme il y a douze ans au Koweït, le raïs irakien s’est une fois encore montré piètre maréchal. Certes, sur le papier, sa stratégie n’était pas mauvaise. Mais sans que l’on sache encore pourquoi, elle n’a pas été appliquée. Bagdad n’a pas été fortifié, offrant encore moins de résistance que Basra, et les unités de la Garde républicaine ont été déployées en plaine comme en 1991, accentuant leur vulnérabilité face aux bombardements. Le commandement a semblé figé, incapable de coordonner les mouvements de ses troupes. La destruction très rapide des bunkers irakiens, construits par des architectes militaires allemands, yougoslaves et finlandais au cours des années quatre-vingt, est-elle pour quelque chose dans cet effondrement ? Sans doute. Mais peut-être faut-il aussi entrer dans la psychologie de Saddam pour mieux comprendre ce désastre. Par deux fois, le 20 mars et le 7 avril, le dictateur et ses proches ont été directement visés par des bombes téléguidées américaines. Si l’on ignore dans quel état physique le raïs a survécu à ces tentatives massives d’assassinat, on croit savoir que sa localisation a, par deux fois, été fournie au général Franks par des agents irakiens très proches de Saddam. Certes, une autre possibilité existe : les principaux dirigeants irakiens utilisaient encore, pour communiquer entre eux, un système protégé de fabrication britannique acheté entre 1985 et 1990, le Jaguar V, élaboré par la Société Racal – un système évidemment décrypté depuis belle lurette par les services américains. Une interception n’est donc pas exclue, mais comme on imagine mal Saddam Hussein utiliser le moindre appareil de phonie, l’hypothèse de la trahison demeure la plus probable. Trois membres des « compagnons », ce groupe de quarante gardes du corps tous originaires du même clan que le raïs (le clan Beïjat de la tribu des Albou Nasser), censés le protéger en dernier ressort, auraient d’ailleurs été exécutés le 21 mars, au lendemain de la première tentative. Quand on connaît l’obsession de Saddam Hussein pour le secret et la loyauté, le luxe de précautions dont il s’entoure, on peut penser que le choc a été pour lui déstabilisateur. Le bombardement du 7 avril, effectué par un B-1 qui se trouvait en position de ravitaillement en l’air quelque part au-dessus de l’Ouest irakien, a eu lieu douze minutes après le repérage de la cible. L’une des premières missions des commandos Delta et autres Grey Foxes, qui ont accompagné dans Bagdad les premières unités de marines, a été de fouiller les décombres du restaurant d’Al-Mansour en dessous duquel était censé s’être terré Saddam, histoire de vérifier si son corps ou celui de ses fils ne s’y trouvaient pas. Sans sa mort avérée (ou sa capture), les Américains savent en effet que leur victoire serait incomplète, et ce chaînon manquant nourrirait inévitablement une légende d’invulnérabilité à la Ben Laden, encensée dans les foyers et les mosquées. Pour distinguer le vrai raïs de ses sosies, ils ont une arme imparable : grâce aux services jordaniens, la CIA possède en effet l’ADN de Saddam Hussein – un échantillon obtenu auprès de ses filles Raghad et Rana, lors de leur séjour à Amman en 1995, à leur insu évidemment.
Jusqu’au bout, pourtant, Saddam aura su maintenir autour de lui la fiction d’un dernier carré de fidèles. Il y a eu, bien sûr, l’ineffable et médiatique Mohamed Saïd el-Sahhaf, ministre de l’Information, membre du Baas depuis quarante ans, ancien professeur d’anglais, comme Tarek Aziz. S’il n’appartenait pas au premier cercle autour du dictateur, il l’a beaucoup et longuement servi, successivement comme patron de la radio et de la télévision, ambassadeur en Inde, en Italie et auprès de l’ONU, puis ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2001. Chefs-d’oeuvre originaux et provocants d’intoxication, émaillées d’insultes, ses conférences de presse intégralement retransmises par Al-Jazira ont fait de lui une star éphémère dans le monde arabe. Tout comme Naji Sabri, dernier responsable en date de la diplomatie, ou comme le général Sultan Hachem Ahmed, ministre de la Défense à l’optimisme inoxydable, Sahhaf est considéré comme « sauvable » par les Américains, à condition bien sûr qu’il collabore avec eux. Ce qui n’est à l’évidence pas le cas de ceux que la CIA et le Pentagone ont placé sur la liste des « morts ou vifs » à l’instar des chef d’el-Qaïda. Y figurent Taha Yassin Ramadan, Tarek Aziz, Ali Hassan el-Majid (présumé mort à Basra), Barzan el-Tikriti (tué le 11 avril lors du bombardement de sa ferme de Ramadi) et Izzat Ibrahim el-Douri, que nul n’a revu depuis le 20 mars. Y figure aussi Abed Hamid Mahmoud el-Khattab, ancien garde du corps, cousin éloigné de Saddam, devenu son secrétaire particulier et le patron des « compagnons », numéro trois de facto du régime. Y figurent, enfin, Qoussaï et Oudaï, les deux frères âgés de 37 et 39 ans, à qui la guerre n’a pas ôté le goût pour les costumes Armani – à moins que les images sur lesquelles ils figurent aient été enregistrées avant le 20 mars.
À l’heure où ces lignes sont écrites et alors que Tikrit, berceau du fils de Subha, la « mère de tous les militants », demeurait, comme un symbole, la seule ville non conquise d’Irak, nul ne sait ce qu’il est advenu de Saddam, de son épouse Sajida, de leurs cinq enfants et de leurs ultimes fidèles. Officiellement, Saddam Hussein devait célébrer, le 28 avril prochain, son soixante-sixième anniversaire. L’Histoire retiendra que, sans attendre cette échéance, par ses fautes et son orgueil, il a mené l’Irak qu’il prétendait incarner, mais qu’il aimait en fait beaucoup moins que lui-même, à la plus prédatrice des recolonisations. Derrière les scènes de pillage et de statues que l’on déboulonne, que beaucoup, d’Amman à Casablanca, ont préféré ne pas voir, éteignant leur poste de télévision tant elles leur étaient insupportables, se dessine, en filigrane, un autre 11 septembre. Un 11 septembre arabe.

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