Un pyromane nommé Taylor

Comment, en quelques mois à peine, l’homme fort de Monrovia a mis le feu au pays d’Houphouët-Boigny. Au nez et à la barbe de la communauté internationale.

Publié le 16 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

Pour les Américains et les Britanniques, Charles Taylor est, un peu comme Saddam Hussein et Robert Mugabe, l’incarnation du Mal. Le président libérien est accusé, non sans raisons, d’être l’instigateur des rébellions en Afrique de l’Ouest, d’armer et de financer des mouvements de guérilla en Guinée, en Sierra Leone et, plus récemment, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, de contrôler une partie du commerce illicite de diamant en direction de l’Europe et d’Israël. Le Conseil de sécurité des Nations unies, qui a pris, depuis juillet 2000, une série de sanctions contre son régime, dont un embargo sur les armes et les diamants et une interdiction de déplacement pour lui-même et ses principaux collaborateurs, le considère également comme le véritable « parrain » du Front révolutionnaire uni (RUF) de Sierra Leone, un des mouvements rebelles les plus sanguinaires du continent.
Bien entendu, l’intéressé a toujours rejeté toute immixtion de son gouvernement dans les affaires de la Guinée et de la Sierra Leone. Des accusations qui, nous confiait-il il y a quelques mois, « ne sont étayées par aucun élément probant ». Ces derniers temps, il a également nié, comme à son habitude, être mêlé à ce qui se passe en Côte d’Ivoire, son voisin de l’Est, en proie depuis le dernier trimestre 2002 à une rébellion conduite, au Nord, par le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) et, à l’Ouest, par le Mouvement populaire ivoirien du Grand-Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP).
Pourtant, un rapport publié le 31 mars (et passé inaperçu, sans doute à cause de la guerre en Irak ou parce que la version française se fait toujours attendre) par Global Witness, une organisation non gouvernementale britannique, contredit ces dénégations. Faits à l’appui. Il apporte des révélations sur l’implication du président libérien et de ses proches dans l’armement, l’entraînement et le déploiement en territoire ivoirien du MPIGO et du MJP. Fruit d’une enquête de plusieurs mois en Afrique, en Europe et en Asie, le document mentionne nommément les individus, entreprises et groupes armés qui alimentent les foyers de tension en Afrique de l’Ouest.
Il fournit également des dates, les noms des bases d’entraînement, des entrepôts, des détails inédits sur le trafic d’armes et son financement par l’industrie du bois, une des richesses naturelles du Liberia, la seule, en tout cas, qui échappe encore aux sanctions onusiennes. Les révélations de Global Witness sont à ce point précises qu’une délégation de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) devait se rendre à la mi-avril à Monrovia, pour vérifier « que le régime se conforme bien aux recommandations des Nations unies ».
Tout commence vers la fin de l’année 2002. Charles Taylor ordonne au général Aloysius Sackie, un des patrons du National Bureau of Intelligence (NBI, les services secrets) et, par ailleurs, son cousin par alliance de mobiliser des hommes en vue d’une opération en Côte d’Ivoire. Sackie prélève quelque 750 combattants – des Libériens, mais aussi beaucoup de Sierra-Léonais ainsi que des soldats perdus ghanéens, gambiens et guinéens – servant dans l’Unité antiterroriste multinationale créée peu après l’élection controversée de Taylor à la tête de son pays, en juillet 1997. Ils sont regroupés à Gbarnga, le fief du président libérien, au centre du pays, où, selon des témoins, ils reçoivent, à plusieurs reprises, la visite du caporal-chef N’Dri Nguessan (alias « sergent » Félix Doe), le chef du futur MPIGO, mais aussi de Sam Bockarie, plus connu sous le surnom de « Mosquito », le « Pol Pot » du RUF, recherché depuis plusieurs années par la justice internationale pour les supplices infligés aux populations civiles sierra-léonaises.
Au même moment, un autre séide de Taylor, William Sumo, responsable de la sécurité pour le Sud-Est, s’emploie à localiser des bases d’entraînement et des points de passage le long du comté de River Gee, à la frontière avec la Côte d’Ivoire. Un camp d’entraînement et des entrepôts d’armes arrivant par le port de Harper sont ouverts dans les comtés du Maryland et de River Gee. Pour la petite histoire, on retrouve aujourd’hui dans toute cette région nombre de postes téléviseurs, de chaînes hi-fi, mais aussi et surtout des grosses cylindrées et des motos volées en Côte d’Ivoire, que leurs nouveaux propriétaires n’ont même pas pris le soin de maquiller. Le général William Sumo lui-même roule dans une belle Peugeot portant une plaque d’immatriculation ivoirienne. Mais revenons au déroulement de l’opération d’invasion de l’ouest de la Côte d’Ivoire !
Prétextant d’une attaque imminente de son opposition armée, le président libérien ordonne le transfert plus à l’Est d’une partie des combattants prélevés au sein de l’Unité antiterroriste. Incognito, et par petits groupes de trois ou quatre, certains d’entre eux pénètrent en territoire ivoirien. Ils s’installent, dans un premier temps, dans les localités de Danané et de Belleville, dans des maisons louées sous un nom d’emprunt par l’ambassadeur Moussa Cissé, directeur du protocole d’État du Liberia, homme d’affaires prospère et éminence grise de Taylor depuis les années de maquis. Naguère, il fut aussi intermédiaire entre son patron et le général putschiste ivoirien, Robert Gueï.
Dans la ville ivoirienne de Danané, certains infiltrés ne font pas dans la discrétion. Il se répandent dans les bars. Ils informent même certains de leurs compatriotes libériens et sierra-léonais résidant sur place de l’objet de leur mission. Les 22 et 23 novembre 2002, l’armée libérienne renforce discrètement ses positions autour de la ville de Yekepa, au Nord, non loin de la Guinée, sans doute pour faire diversion. Puis, dans la nuit du 26 au 27, des militaires rallient leurs camarades déjà en place à Danané en passant par les villages de Theo et Dulay. Le 28 novembre, le groupe se scinde en deux. L’un, sous l’appellation de MPIGO, prend, pratiquement sans résistance, le contrôle de Danané. L’autre éprouve quelques difficultés à investir la ville de Man, d’où il annonce la naissance du MJP. À Danané tout comme à Man, les hommes de Taylor sont en terrain connu. Au début des années quatre-vingt, ils utilisaient, avec l’accord tacite du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny et le concours actif du général Gueï, ces deux localités pour aller semer la mort dans leur propre pays, le Liberia, dirigé, à l’époque, par le sergent-chef Samuel Doe.
Selon Global Witness, outre le président libérien, plusieurs hommes auraient conçu et mené à son terme « l’opération Côte d’Ivoire ». Il s’agit notamment du ministre de la Défense, Daniel Chea, du général Sackie, déjà mentionné, de Charles Taylor junior, alias Chuckie, fils de son père et patron de l’Unité antiterroriste, connu pour sa brutalité et dont le nom est fréquemment cité dans des scandales. Sur le terrain, on trouve Benjamin Yeaton, en charge des opérations militaires en Côte d’Ivoire, agent de liaison entre Taylor et l’ex-chef des opérations militaires du RUF, Sam Bockarie dit « Mosquito », qui commanderait aujourd’hui un millier d’hommes armés dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. Ce dernier travaille en bonne intelligence avec Cucoo Dennis, alias Captain Marvel, ex-chef milicien, dont la présence du côté de Danané est confirmée par plusieurs témoins.
Pour financer ce corps expéditionnaire multinational, Charles Taylor, qui fait depuis plusieurs années l’objet d’une étroite surveillance de l’ONU et des Américains, ne peut plus compter, comme par le passé, sur le trafic du diamant, interdit – on l’a dit – par une résolution du Conseil de sécurité. Mais sur l’industrie du bois, source appréciable de revenus pour l’État libérien, mais aussi pour le « clan » présidentiel. « Elle fournit au gouvernement libérien les moyens de se procurer des armes. Celles-ci sont stockées autour du port de Harper, avant d’être envoyées aux combattants du MPIGO et du MJP », indique le rapport de Global Witness.
Le bois est généralement vendu à des entreprises occidentales, d’Europe de l’Est et de Taiwan. Entre janvier et juillet 2002, ce dernier pays a ainsi importé quelque 600 000 m3 de bois du Liberia. Les acquéreurs paient généralement 50 % en armement (acheminé sur place par avion et par bateau), et le reste cash, dont une bonne partie échoue, à en croire l’ONG britannique, sur les comptes bancaires personnels de Charles Taylor ou de prête-noms dans certaines capitales africaines et, surtout, en Suisse, où les liquidités du Liberia (évaluées à 3,8 milliards de dollars par les autorités de Berne) dépassent largement celles du Nigeria et de l’Afrique du Sud. Un vrai trésor de guerre…

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