[Tribune] Annulons les annulations de dette
L’économiste Michel-Henry Bouchet dénonce « les promesses complaisantes d’annulation de dettes envers les pays en développement qui encouragent corruption et emprunts irresponsables ».
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Michel-Henry Bouchet
Professeur émérite à la Skema Business School, ancien économiste à la Banque mondiale et PDG d’Owen Stanley Financial
Publié le 26 novembre 2020 Lecture : 4 minutes.
Alors que la pandémie ravive urbi et orbi les appels à la suspension du service de la dette pour plus de 70 pays pauvres, avec une dette d’environ 750 milliards de dollars, il faut s’interroger sur la relation entre pauvreté et gouvernance pour examiner le bienfondé de ces annulations.
Il est de bon ton aujourd’hui de prêcher l’effacement des dettes au nom de la morale ou de l’intérêt géopolitique ou commercial des créanciers. L’argument consisterait à promouvoir la justice sociale sous la forme de remises des dettes pour briser la subordination des pays pauvres aux pays riches.
Or, plusieurs programmes de réduction de dette des pays en développement ont été menés, depuis l’initiative Brady lors de la crise de la fin des années 1980, dont l’impact sur les taux d’endettement fut de courte durée : dès 1996, les agences multilatérales lancent l’Initiative de réduction de dette pour les pays pauvres très endettés (PPTE).
Retour en arrière
Les gouvernements des pays développés ont accordé à une soixantaine de pays à la fois du temps (rééchelonnement) et de l’argent (refinancement), assortis d’annulations massives de dette, dont leurs budgets nationaux subissent l’impact. À partir de 1999, la priorité se porte sur la réduction de dette pour 37 pays cibles « jusqu’à 90 % ou plus si nécessaire », soit un allégement de 76 milliards de dollars de charges de paiement.
Mais pour faire face à des déficits de paiements courants très élevés, les pays en développement ont continué d’emprunter sous forme d’eurobonds, profitant de la baisse des taux depuis 2009 et de la recherche de rendement des investisseurs.
En conséquence, après une chute impressionnante entre 2000 et 2010, le ratio dette/PIB des pays pauvres remonte à près de 70 % en 2020, comparé à seulement 51 % en 2010, soit une courbe « en tortue ». Le niveau d’endettement revient à celui de 1985, effaçant ainsi plus de trente ans d’annulations ! Quant au ratio de service de la dette/PIB des pays africains, il est aujourd’hui remonté à son niveau de 1993.
Pas d’amélioration des trajectoires
Ces initiatives coûteuses pour les donateurs et les budgets des pays développés bénéficient souvent à des fonds d’investissement sans scrupule. De plus, leur effet est miné par l’incidence de dettes mal investies ou « recyclées » dans des paradis fiscaux par des élites corrompues, privant l’économie de sources de financement pour le développement.
Au final, ces annulations n’ont pas incité à améliorer les trajectoires en dépit de programmes de réduction de la pauvreté impliquant la société civile ! Les populations ont peu tiré parti des allégements budgétaires. Les 37 pays de l’Initiative PPTE sont parmi les plus corrompus au monde dans leur vaste majorité, quel que soit le critère de mesure.
Ils sont aussi parmi les plus pauvres. En 2020, la relation entre la douzaine de critères de l’indice de pauvreté du Pnud et la corruption (IIAG) reste forte. C’est le cas en particulier des pays dont la croissance dépend des hydrocarbures et des richesses minières qui combinent corruption, pauvreté et inégalités, du fait de la triple concentration du pouvoir : économique, financier, et politique (entre autres, Cameroun, Niger, Mali, Togo, Ouganda, Mozambique, Angola, Zimbabwe, et les deux Congo). Ce sont pour beaucoup des « pays faillis ».
Cette pauvreté n’est pas une fatalité. L’Afrique subsaharienne, par exemple, montre des exemples de réussite relative dans le développement et la bonne gouvernance, à Maurice, à Sao Tomé, en Éthiopie, au Rwanda, au Ghana, au Botswana, ou en Namibie – notons d’ailleurs qu’aucune ancienne colonie française n’est présente dans cette liste.
Quatre pistes pour conditionner allègement d’endettement et bonne gouvernance
– Lier annulation de dette et bonne gouvernance, lutte sans compromis contre la corruption, et réorientation des flux de paiements de la dette vers des programmes à des fins sociales et de développement durable. C’est l’esprit des transactions de conversion de dette mises en place dans les années 1990 avec l’Unicef, l’USAid, ou le WWF. Les dettes ont été réduites et converties en monnaie locale pour des projets de développement social. Des incitations réglementaires peuvent aussi y encourager les créanciers privés.-
– Le FMI, la Banque mondiale et le Club de Paris doivent refuser qu’un créancier public tel que la Chine maintienne l’opacité à la fois sur les données d’endettement et sur les mesures d’allégement, tout en représentant plus de 25 % des crédits aux pays africains (environ 150 milliards de dollars), souvent lors de transactions gagées sur des ressources naturelles (Angola, Kenya, Zambie, Tanzanie, Mozambique, Ghana, Cameroun, et Éthiopie).
– Si le pays démontre un réel engagement de bonne gouvernance, lier le taux d’intérêt et le profil de remboursement aux performances économiques du pays ou bien à ses recettes d’exportation peut aussi stimuler croissance et développement durable, dans l’esprit de la finance islamique qui associe les destinées des créanciers et des débiteurs.
– Pour les pays les plus pauvres, les créanciers publics devraient accepter la conversion graduelle et conditionnée de créances en prêts à très long-terme à taux zéro susceptibles d’être transformés en dons, à intervalles réguliers, lorsque les indicateurs de corruption s’orientent sans équivoque vers une amélioration durable, ou en cas de chocs exogènes.
En conclusion, la dette reste d’abord un contrat qui engage les deux parties, et le concept de « dette odieuse » n’est qu’un alibi pour exonérer les débiteurs de leurs responsabilités sociales, et pour les pays créanciers de dissimuler des intérêts géopolitiques et commerciaux sous une solidarité fictive.
Le développement reste tributaire de la croissance, mais adossée aux conditions qui la rendent durable : la bonne gouvernance, l’équité, et des institutions stables et au service des populations.
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