[Tribune] Malick Ndiaye : « Macron ou le manuel de l’amour vache »
Des intellectuels africains répondent à Emmanuel Macron (3/4). Suite à l’interview accordée par le chef de l’État français à Jeune Afrique, le 20 novembre, plusieurs intellectuels ont souhaité lui répondre. Jeune Afrique a choisi de publier quatre de leurs contributions.
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El Hadji Malick Ndiaye
Professeur Associé, Seattle University
Publié le 3 décembre 2020 Lecture : 4 minutes.
Le président français vient d’accorder une longue interview à Jeune Afrique. Cette sortie aux allures de discours sur l’état de l’Union rappelle, si besoin était, que sa parole reste un important baromètre de la vie politique africaine. Pour une fois, cependant, on peut faire une analyse de l’éternelle question de l’exercice du pouvoir. La leçon de bonne conduite à ses pairs africains a des airs de déjà-vu : une tape amicale dans le dos des proches, un timide « peu mieux faire » aux autres.
La gymnastique sémantique pour condamner le mauvais sketch du troisième mandat dans tel pays et le justifier dans tel autre n’a échappé à personne. On se dit que les aspirations profondes des populations africaines, leurs droits légitimes à choisir leurs dirigeants ne sont pas vraiment à l’ordre du jour. Faut-il le lui reprocher ? Peut-être pas, il importe simplement de le relever.
Désamour
Ce qu’il faut retenir en réalité de cet entretien, c’est le dialogue apaisé auquel Emmanuel Macron semble encore inviter les Africains. Il y a comme une adresse directe à la jeunesse et à la diaspora africaines plutôt qu’aux dirigeants du continent. Ces derniers ayant choisi d’écouter la France davantage qu’ils ne lui parlent, il est heureux que le président Macron souhaite ouvrir d’autres canaux de discussion avec le continent. L’Afrique postcoloniale a en effet beaucoup de choses à dire à une France prête à écouter.
Peut-être que la France s’est elle-même parfaitement occupée de nourrir le désamour dont elle fait l’objet en Afrique
L’entretien a évoqué beaucoup de sujets importants, allant du partenariat économique à la colonisation, sans oublier les libertés individuelles. On retiendra les mots forts sur la nécessité de travailler à plus de dialogue et de confiance entre les deux rives de la Méditerranée.
Il semble cependant que la convenance diplomatique ne reflète pas toujours le fossé en train de se creuser entre la France et ses anciennes colonies. La théorie d’Emmanuel Macron, un brin complotiste, d’un ressentiment « postcolonial » alimenté par des forces hostiles à la France, traduit une lecture assez simpliste du problème. Peut-être que ni les élites africaines, encore moins les Russes ou les Turcs, ne jouent un rôle essentiel dans cette affaire. Peut-être que ces contempteurs supposés de la France labourent un champ de haine dont le principal fertilisant est à chercher du côté de l’Hexagone. Peut-être que ces dernières décennies, la France s’est elle-même parfaitement occupée de nourrir le désamour dont elle fait l’objet en Afrique.
Sans fards et sans tabou
Entre une classe politique complice d’un dépoussiérage mercantile du racisme ordinaire et les logorrhées médiatiques des hussards de l’extrême-droite, les Africains n’ont pas besoin d’influenceurs pour lire un mépris et une condescendance devenus politiquement corrects au pays de Marianne.
Un des temps fort de l’entretien présidentiel, actualité oblige, est l’horrible assassinat de Samuel Paty. Sa position à ce sujet, pour légitime qu’elle soit, est intéressante par sa profonde dualité. Si le président français signale ne pas avoir dit qu’il soutenait les caricatures, il n’a pas pour autant affirmé qu’il ne les soutenait pas. On peut comprendre les raisons politiques d’une telle posture, mais il n’est pas interdit de la traduire en bon français.
Est-il possible de dire aujourd’hui aux Français que la liberté de parole n’est pas une raison de s’asseoir sur la dignité d’autrui ?
Tout en défendant la liberté qui s’exerce dans les caricatures du prophète, Emmanuel Macron concède du bout des lèvres que leur caractère offensant pour de nombreux musulmans ne peut être ignoré. Ce faisant, il touche le cœur du problème. Est-il possible de dire aujourd’hui aux Français que la liberté de parole n’est pas une raison de s’asseoir sur la dignité d’autrui ? Peut-on attendre de la République l’affirmation que défendre cette liberté n’est pas encourager l’insulte, que s’opposer à autrui ne signifie pas le mépriser ?
C’est tout l’enjeu de l’ode à l’amour du président Macron. Cet amour ne saurait être inconditionnel et sans exigence. Le rappeler est davantage une nécessité française qu’africaine. Le sentiment des « séparatistes » d’origine africaine est que l’on peut tout dire d’eux et de leur héritage, alors que leur propre parole est sous contrôle judiciaire. L’absorption de l’héritage africain sonne comme une évidence de moins en moins acceptée en France.
Vaincre les tabous
Il en est de même de la douloureuse question du rapport à l’histoire commune. La France contemporaine n’est pas responsable des turpitudes du passé, mais elle ne saurait s’exonérer des flatulences idéologiques qui se dégagent de plus en plus de son corps social. Que certains invitent à se départir de la repentance mémorielle peut s’entendre. Mais on ne peut en même temps exiger des Africains une reconnaissance du ventre qui s’assimile à la censure.
Polir l’image de la France en Afrique est un travail à accomplir des deux côtés de la Méditerranée
Pour dépasser ce véritable dialogue de sourds qui s’est installé depuis des décennies, le président Macron a proposé une démarche à la fois belle et difficile à tenir : vaincre les tabous. Ses efforts, si louables soient-ils, ne doivent pas donner aux anciennes colonies le sentiment d’avoir obtenu un solde de tout compte. On peut aisément lui reconnaître une approche lucide des relations entre la France et les pays africains. Sa position sur la restitution des biens culturels ou la condamnation de la colonisation comme crime contre l’humanité le différencie de ses prédécesseurs.
Mais polir l’image de la France en Afrique est un travail à accomplir des deux côtés de la Méditerranée. Aujourd’hui, plus que jamais, la France doit apposer sa signature sur le contrat de tolérance et de respect mutuels avec l’Afrique, sans retrancher les clauses dérangeantes pour la frange radicale de l’européanisme à marche forcée. L’amour réciproque est à ce prix.
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