Kumba Yala tel qu’en lui-meme

Depuis trois ans, le chef de l’État ne cesse de surprendre par son comportement iconoclaste. Aux antipodes de celui de son modèle : Amilcar Cabral, le père de l’indépendance du pays.

Publié le 16 avril 2003 Lecture : 8 minutes.

Ses fonctionnaires, qui affichent jusqu’à huit mois d’arriérés de salaires, ne lui laissent plus aucun répit. Sa formation politique, le Parti de la rénovation sociale (PRS), ne compte que 38 députés sur 102 à l’Assemblée nationale. Depuis octobre 2001, il ne dispose plus de majorité au Parlement, car la coalition qui le soutenait a éclaté. Et, après avoir dissous l’Assemblée nationale, il s’est lancé dans des élections législatives anticipées d’abord fixées au 23 février, puis repoussées au 20 avril, avant d’être une nouvelle fois reportées au 6 juillet prochain – malgré l’aide de 500 000 dollars du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud).
D’autres, à sa place, auraient louvoyé. Pas le président Kumba Yala de la Guinée-Bissau. À 50 ans, ce personnage chétif est une curiosité politique contemporaine, un chef d’État iconoclaste, marié en secondes noces à une de ses compatriotes. Il est imprévisible, impulsif au point de paraître brouillon, solitaire dans ses décisions, écrivain à ses heures perdues et fumeur impénitent de pipe. Depuis trois ans au pouvoir, il n’a eu de cesse de surprendre et ses compatriotes et ses voisins.
Trois Premiers ministres usés en moins de deux ans : Caetano N’Tchama, puis Faustino Imbali, puis Alamara Nhassé qui a été limogé le 16 novembre 2002 et remplacé par le directeur du cabinet présidentiel Mario Pires. Quant aux ministres, s’ils ne démissionnent pas de leur propre chef, comme celui des Affaires sociales et religieuses Ibrahima Sory Djalo en août 2001, ils sont limogés. Ainsi de la ministre des Affaires étrangères Antonieta Rosa Gomes, remerciée le 21 novembre 2000. Quelques jours plus tôt, elle avait eu droit à une visite présidentielle dans les locaux de son ministère, à l’issue de laquelle le président promettait un « nettoyage profond dans l’appareil de l’État ». Elle en a fait les frais.
En décembre 2001, deux secrétaires d’État ont été relevés de leurs fonctions, à peine deux jours après leur nomination… En novembre 2002, le commandant de frégate Zamora Induta, ancien porte-parole de la junte militaire, hérite du portefeuille de la Défense. Avant d’être dégommé le lendemain. Le 27 septembre 2002, le ministre de l’Intérieur Rui Sanha est limogé sans aucune explication officielle. Le 6 janvier dernier, Filomena Mascarenha Tipote, sa collègue de la Fonction publique, subit le même sort…
Ainsi s’emporte Kumba Yala qu’on a vu menacer de mettre au chômage 60 % des fonctionnaires des services des douanes, des finances et des transports, pour cause de « détournements massifs de fonds ». En septembre 2001, il a qualifié la justice de son pays de « partiale, tendancieuse, corrompue », avant de mettre fin aux fonctions de trois juges de la Cour suprême. Ils avaient eu le tort d’annuler la décision présidentielle d’expulser cinq dirigeants pakistanais de la confrérie musulmane Hamadya. Et leur promesse de poursuivre le chef de l’État pour « menaces, injures et immixtion dans les affaires de la justice » ne devait pas amener celui-ci à changer d’avis. Au point que, fin octobre 2001, le Parlement a dû se réunir en session extraordinaire pour adopter une résolution condamnant le décret présidentiel.
Le 2 février 2002, Fernando Gomes, ancien président de la Ligue bissauguinéenne des droits de l’homme et président de l’Alliance socialiste (parti d’opposition) est interpellé pour détournement de fonds, puis libéré sous caution. L’actuel vice-président de la Ligue, João Vaz Mane, a connu le même sort. Les organisations des droits de l’homme crient au scandale. Reporters sans frontières (RSF) s’inquiète d’une grave détérioration de la liberté de la presse en Guinée-Bissau, depuis que le 8 mars dernier, Ensa Seidi, rédacteur en chef de la radio nationale, a été pris à partie et expulsé des locaux de la station sur ordre du secrétaire d’État à l’Information João Manuel Gomes. Il est reproché au journaliste, affirme RSF, d’avoir diffusé un reportage sur le retour au pays de Francisco Fadul, ancien Premier ministre et leader d’un parti d’opposition.
Les agents de la fonction publique, las de vivre sans salaire, sont constamment sur le pied de guerre. Yala répond comme il peut à leurs doléances : un jour, il procède à une hausse des salaires des fonctionnaires… en nature – attribuant à chaque agent un sac de riz. Un autre jour, comme en novembre 2002, il rentre de Libye avec une valise contenant 1,35 million de dollars !, exhibe les liasses devant les caméras de la télévision nationale et annonce qu’elles serviront à payer les arriérés de salaires. À en croire certains, il s’en serait servi pour séduire l’électorat peul musulman, en lui finançant des pèlerinages à La Mecque. Lui rétorque que l’argent du pèlerinage lui a été gracieusement offert par le roi du Maroc Mohammed VI.
Pourtant rien dans le parcours du numéro un bissauguinéen ne laissait entrevoir de tels comportements. Issu d’une modeste famille paysanne, originaire du village de Bala, en pays balante – du nom de l’ethnie majoritaire de Guinée-Bissau -, Yala a émigré au Portugal durant son adolescence, vraisemblablement grâce aux missionnaires qui avaient pris en charge sa scolarité dès l’âge de 13 ans. Il devait de fait suivre des études de théologie, mais ira s’inscrire à la faculté de philosophie de l’université de Lisbonne. Un de ses condisciples se souvient de « l’étudiant courtois, brillant polémiste, fort en thème, membre et défenseur du parti [unique à l’époque], le Parti africain de l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert ». De retour au pays, il est prof de philo au lycée national Kwamé-Nkrumah de Bissau en 1982 tout en continuant à militer ardemment au PAIGC. Mais Yala l’intellectuel ne s’épanouit guère dans ce parti truffé de guérilleros analphabètes. De plus, alors que les membres de son ethnie sont sous-représentés dans les plus hautes sphères du pouvoir, Yala, disent les mauvaises langues, passe pour le « Balante de service ».
En 1985, le président Nino Vieira, à la suite d’une tentative de complot, fait exécuter Paulo Correia, le patron de l’armée, un Balante héros de la lutte anticoloniale. D’autres arrestations frappent les membres de cette ethnie, majoritaire dans l’armée. L’affaire révolte au plus haut point Kumba Yala, qui finit par larguer les amarres. En 1992, après un passage au Front pour la démocratie sociale de Raphaël Barboza, il lance le PRS, dont la devise – Liberté, transparence, justice – prend, dans ce petit État qui s’ouvre à la démocratie, des accents de programme politique.
Sous d’autres latitudes, l’opposant aurait engagé un bras de fer avec le pouvoir. Mais Yala joue la modération, tout en effectuant un travail politique en profondeur. Sa stratégie est payante. Lors de la première élection présidentielle pluraliste du pays, le 7 août 1994, il contraint le président Nino Vieira à un second tour, qu’il soutient avoir gagné. Vieira est déclaré vainqueur avec 52 % des suffrages. Lui et Vieira n’auront plus l’occasion de s’affronter. En juin 1998, une mutinerie menée par le chef d’état-major des armées, le général Ansumane Mané, se transforme en un coup d’État, le plus long de l’histoire politique africaine. Les leaders politiques sont pratiquement sommés de pendre position. Kumba Yala, courageusement, choisit de rester neutre dans ce qu’il considère d’abord comme une querelle fratricide.
Mané finit par contraindre Vieira à l’exil au Portugal en mai 1999. Le président de l’Assemblée nationale Malam Bacaï Sanha, dauphin constitutionnel, membre éminent du parti au pouvoir, est choisi par la junte pour diriger le pays, pendant une période de transition. Yala émet de sérieuses réserves sur la légitimité du nouveau pouvoir et réclame une nouvelle élection. Le premier tour de la présidentielle a lieu le 28 novembre 1999. Le 16 janvier 2000, Kumba Yala remporte haut la main le second tour, avec 72,5 % des voix. Il est à l’époque le symbole de la résistance à l’ancien parti unique et, surtout, la seule alternative pour un peuple avide de changement. Le philosophe devient roi. On se croit entré en république platonicienne !
Le nouveau président passe son temps à parcourir le monde à la recherche, dit-il, des 187 millions de dollars nécessaires à la reconstruction du pays, son éternel bonnet de laine rouge sur la tête. S’il arbore ce couvre-chef, symbole des lantedan, les sages de l’ethnie balante qui s’est tant donnée pour la lutte de libération nationale, mais a été injustement traitée par l’ancien régime, c’est que Kumba Yala veut prendre une revanche sur l’Histoire. Pour lui, si la Guinée-Bissau est devenue indépendante, elle le doit d’abord aux Balantes. C’est assez pour que Yala se compare à Amilcar Cabral, le père de l’indépendance, qui, lui aussi portait un bonnet traditionnel, était diplômé de l’enseignement supérieur, révolutionnaire, près du peuple dont Kumba Yala partage volontiers le penchant pour les cérémonies animistes.
Son premier gouvernement, formé le 19 février 2000, est composé de représentants de six partis politiques, des intellectuels qui n’ont pratiquement jamais exercé de hautes responsabilités. Mais déjà, le ministre de la Défense nationale, le colonel Verissimo Correia Seabra tout comme le Premier ministre Caetano N’Tchama (un juriste de 45 ans que Yala a connu alors qu’ils étaient tous deux étudiants à Lisbonne) sont catalogués proches de la junte militaire. En Guinée- Bissau, l’armée n’est jamais loin de la politique. Yala, qui craint les militaires par-dessus tout, veut rompre avec cette logique. Mais que faire d’une soldatesque de près de neuf mille hommes, sans compter les vétérans de la guerre d’indépendance ? Il se tourne vers la Banque mondiale qui promet d’aider à leur démobilisation et à leur réinsertion – le programme piloté par une ONG, l’Association sénégalaise pour l’appui à la création d’activités socio-économiques (Asacase), n’a démarré que fin mars dernier.
En attendant, Yala nomme, le 20 novembre 2000, Verissimo Correia Seabra chef d’état-major, à la place du général Ansumane Mané. Lequel entre (une fois de plus) en conflit avec le chef de l’État qu’il a visiblement sous-estimé. Après une traque de plusieurs jours, Mané est abattu par les forces loyalistes, le 30 novembre. L’affaire Mané ne s’arrête pas pour autant. En mai 2002, Yala accuse le président gambien Yahya Jammeh d’abriter des rebelles bissauguinéens sur son territoire. Pourquoi la Gambie ? Parce que le défunt général Mané a de la famille dans ce pays et – du moins dans l’esprit de Yala – certains de ses partisans pourraient se servir de la Gambie comme base arrière pour le déstabiliser.
Le chef de l’État sénégalais Abdoulaye Wade, à l’époque président en exercice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), joue les intermédiaires entre les deux pays. Les choses sont depuis rentrées dans l’ordre. En fait, entre Wade et Yala – deux chefs d’État atypiques, élus la même année à l’issue d’élections incontestées et défendant des positions communes sur la crise casamançaise -, l’entente est parfaite dès la première visite officielle du numéro un bissauguinéen à Dakar, en août 2000. En visite à la Maison Blanche, Wade a plaidé la cause de Kumba Yala auprès de George Bush. À son interlocuteur comme à d’autres chefs d’État occidentaux, il a souvent reproché de ne pas avoir suffisamment aidé la Guinée-Bissau et son chef d’État dans la voie du processus démocratique.
Pris entre les feux croisés d’une partie de l’armée – toujours pas consolée que son candidat Malam Bacaï Sanha n’ait pas remporté la présidentielle de 2000 -, d’un Parlement rebelle, d’une société civile qui a pris goût à la revendication, Yala dirige désormais un pays assis sur un volcan.

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