Il était une fois Bagdad…
Après avoir résisté à Hulagu Khan, à Tamerlan et à Saddam Hussein, la capitale irakienne a-t-elle succombé sous les bombes américaines ? Son nom est sali, mais son esprit demeurera vivant.
Bagdad n’est plus. La voilà détruite pour la troisième fois de son histoire, que dis-je, pour la énième… Je ne parle pas des murs, écrasés sous les chenilles des blindés américains, ni des mosquées aux mosaïques bleues, ni des célèbres madrasas abbassides, ni même des palais bombardés et des musées, mais de l’esprit de Bagdad, de son âme.
Souvenons-nous qu’aux IXe et Xe siècles cette ville était déjà le coeur palpitant d’une dynastie – splendide à tous égards – qui descendait en droite ligne de l’oncle du Prophète Mohammed, Abou al-Abbas dit « Al-Saffah » (ce surnom peu flatteur signifiait « Le Sanguinaire » ou « L’Exécuteur des basses oeuvres »), lequel y mourut, dit-on, de la petite vérole…
En 750, les Abbassides avaient eu l’insigne privilège de soumettre les Omeyyades de Damas, faisant ainsi basculer l’islam d’une religion à base ethnique, « familiale », dont la souveraineté aurait été donnée en héritage de père en fils (à l’instar des Ibn Saoud aujourd’hui encore « Gardiens des Lieux saints »), au statut de religion universelle, détachée de son lieu de naissance et de ses racines initiales. Quoi qu’on ait pu leur reprocher par la suite, ce sont bien les Abbassides qui ont « débédouinisé » l’islam !
Et c’est en cette ville, solaire et canaille tout à la fois, que cela se produisit. C’est à Bagdad que les Persans, puînés des Arabes aux yeux des musulmans d’alors, et par là-même coupés de tout héritage spirituel, transgressèrent l’OEdipe majestueux qui leur barrait le chemin du symbolique et s’imposèrent sur un terrain qui n’était pas le leur. Si, de nos jours, la terminologie a changé, la lame de fond demeure : il n’est plus question de limiter le monde islamique à son foyer arabe. Les musulmans se sentent chez eux partout à la surface du globe et pourquoi pas dans la lointaine Australie, puisque le Coran les y incite par ses paroles favorables au voyage ?
La Baldach des Européens – c’est par cette déformation de son appellation chinoise que les voyageurs désignèrent Bagdad jusqu’à la fin du XVIIIe siècle – n’est donc plus aujourd’hui que ruines, pillages et désespérance. Elle était devenue puissante au temps de Haroun al-Rachid, vainqueur des Byzantins, dont le règne s’étendit entre 786 et 809, celui qui fit de sa table un banquet sans fin, où le poète n’était pas moins honoré que le Grand Vizir, tandis que la danseuse était applaudie et le jongleur récompensé, ainsi que les Mille et Une Nuits nous le rappellent à l’envi.
Ce calife, le plus brillant de sa dynastie, avait aussi établi des liens durables avec la Chine des Tang, à l’est, avec la chrétienté, à l’ouest, et peut-être même avec son contemporain Charlemagne, cet « empereur illettré » – comme le moque l’historien Henri Pirenne – qui prenait cependant plaisir à cultiver les arts et lettres.
Et Bagdad, sous le règne de Haroun al-Rachid, vit naître, outre l’astronomie, l’alchimie et l’hydraulique, l’administration fiscale, la diplomatie et le service des postes… La cité était peuplée de centaines de savants et d’auteurs versés dans toutes les disciplines connues : grammaire, mathématiques, droit, philosophie, histoire, musique, gastronomie, herboristerie et j’en passe, sans oublier la chirurgie, la pharmacie et la médecine dont Razi (865-925) sut faire un art en même temps qu’une science en bourgeons. Al-Jahiz, natif de Bassora (776-869), l’observateur pointu des moeurs irakiennes, y côtoyait le grand Abou Nouwas (762-815), amateur éclairé – ou débauché, c’est selon ! – de poésie bachique et commensal attitré du souverain. Plus tard, Nizam al-Mulk (1018-1092), Vizir redouté des grands Seldjoukides, et Ghazali (1058-1111), théologien et soufi, y menèrent de conserve leurs réformes politique et religieuse.
Chacun, à sa manière, avait choisi Bagdad pour y imaginer un monde meilleur, plus juste, plus inventif, en un mot plus humain. Outre les quelques rimeurs appointés par le Palais, les poètes traçaient un sillon ineffaçable dans l’univers poétique arabe, tels Ibn Muqaffa, traducteur inspiré des fables indiennes, Ibn Burd, l’aveugle visionnaire (décapité en 783 pour avoir frayé avec les mazdéens) ou Al-Mutanabbi, « Celui qui prétendit être prophète ».
Il y a 745 ans, en 1258, Bagdad fut mise à sac une première fois par les Mongols commandés par Hulagu Khan. Ces cavaliers étaient descendus en hordes conquérantes de leurs steppes lointaines, non sans avoir régné un temps sur la Perse. Dans la fureur de l’assaut, le corps à corps des archers et des lanciers favorisa les conquérants, plus aguerris que les citadins repus de richesses, d’autant que le calife n’était pas d’un tempérament batailleur. Il avait d’ailleurs transféré son diwan (administration) de Bagdad à Samarra, lieu de sa résidence d’été, alors réputé pour son climat, afin de n’avoir plus à subir les longues chevauchées que lui imposait, à l’occasion de chaque conseil, un protocole soigneusement codifié.
Un siècle et demi plus tard, en 1401, ce fut un autre conquérant venu de l’étranger, le général turco-mongol Tamerlan (Timur-Lang, littéralement : « Timur le Boiteux », 1336-1405, qui avait perdu une jambe au combat), qui dévasta la glorieuse cité.
Telle est Bagdad : une ville antique greffée au coeur de la modernité. La ville assiégée par Cyrus et par les Assyriens, avant lui. Violentée, aujourd’hui, par les Américains. Ceux-là, à peine débarqués, tandis que leur oeuvre de destruction n’est pas encore achevée, déclarent vouloir la reconstruire. Ils s’arrachent déjà les contrats qui, c’est du moins ce qu’ils pensent, leur permettront de l’édifier sur des bases nouvelles. Mais c’est toujours elle qui a dicté son tempo aux envahisseurs. Comment peuvent-ils croire qu’ils ressusciteront sous les bombes la capitale où, il y a quelques siècles à peine, les Bagdadis de tous milieux sociaux cohabitaient pacifiquement avec les juifs, les chrétiens et les Kurdes ?
Bagdad est incendiée, bombardée, lâchement ruinée à la faveur de la nuit. Sacrilège immense commis sur une ville qui embrasse la vie à chaque tombée du jour, pour échapper à l’écrasante chaleur et pour humer la fragrance des roses. Est-il possible de brûler une telle ville, ses bibliothèques, sa mémoire, et d’écraser ses habitants ? Depuis ce 20 mars à 5 h 35 heure locale, quand le premier Tomahawk explosa sur un « objectif ciblé, avec une précision chirurgicale », on peut craindre que oui.
Et pourtant, ma conviction est que même si sa population est meurtrie, même si son nom est sali, son esprit demeurera vivant. Ma conviction, sans présager du pire – qui n’a jamais été aussi virtuel que depuis le début des hostilités, les stratèges américains ayant la délicieuse habitude de toujours sous-estimer l’adversaire -, est que Bagdad ne peut être détruite et que, tel un sphinx rageur, elle renaîtra toujours de ses cendres. Construite par les Abbassides, une dynastie à la fois tolérante et intolérante, douce et cruelle, iranienne et arabe, juive et chrétienne, elle leur a survécu. Elle a enterré les envahisseurs mongols qui l’avaient saccagée sans scrupules. Elle n’a pas non plus succombé à un quart de siècle de baasisme et au parti unique de l’unique pensée politique d’envergure qui a failli à sortir le monde arabe de son Moyen Âge politique. Ce n’est certainement pas une guerre menée à plusieurs milliers de mètres d’altitude qui aura raison de la Ville ronde qui résista à Hulagu Khan, Tamerlan et Saddam Hussein !
Cette page nouvelle de son histoire est un crime qui l’enrichit d’encore une tragédie. Mais la tragédie, Bagdad connaît : une fois encore, elle saura se défendre, elle saura rester digne.
Il y a trois ans, nous étions nombreux à avoir dénoncé la destruction par le régime taliban des statues de Bamyan, en Afghanistan, comme un viol de la conscience internationale. Nous n’avions agi ni au nom des bouddhistes ni en celui des archéologues, mais au nom de la communauté des hommes. Aujourd’hui, toutes les consciences vives de l’humanité doivent se révolter contre ce pilonnage orchestré comme une bravoure, ce dépouillage de l’une des villes les plus anciennes que l’humanité nous ait léguée. Sauver Bagdad des ruines, qui que nous soyons, c’est sauver notre civilisation.
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