Ce qui attend Chirac

Sa fermeté face aux Américains l’a auréolé, au plan national comme au niveau international, d’un nouveau prestige. À charge pour lui maintenant de ne pas décevoir les espérances qui se sont portées sur son nom.

Publié le 16 avril 2003 Lecture : 7 minutes.

Le mot est connu. À peine nommé chef du gouvernement, un homme politique s’écria : « Maintenant, les difficultés commencent. » Jacques Chirac pourrait reprendre l’expression à son compte. Non qu’il vienne d’être élu : lors de l’élection présidentielle de l’an passé, le suffrage universel a déjà transformé son désastre annoncé en triomphe inespéré. Mais parce que son opposition résolue à la guerre américaine en Irak a fait de lui, au niveau mondial, le symbole du camp de la paix et lui a donné, sur le plan intérieur, une popularité inégalée jusqu’alors. Il lui faut donc désormais gérer à la fois une réputation et une gloire. Est-ce durable ? Comment ne pas décevoir les espérances qui se sont portées sur son nom ? Sur certains points, son entourage ne se fait guère d’illusions. Sur d’autres, il considère que le président a engrangé suffisamment d’atouts pour que la nouvelle mission de la France, selon l’Élysée, puisse être poursuivie.
Rien n’assure, par exemple, que la satisfaction des Français vis-à-vis de leur chef demeurera longtemps aussi élevée : 82 % de l’opinion française ont approuvé la position de Paris et plus de 70 % sont toujours satisfaits de Chirac. Durant la première guerre du Golfe, François Mitterrand avait également bénéficié d’un soutien important qui dépassait les limites de son camp politique. Pourtant, une popularité acquise sur un événement de politique étrangère n’est jamais solide. D’autant que la situation intérieure française n’est pas bonne : la croissance est en panne, le chômage en augmentation depuis quatre mois, le moral des ménages et des chefs d’entreprise en berne et, régulièrement, des grèves dans le secteur public témoignent du mécontentement d’une partie de la population. Certes, au niveau du pouvoir exécutif, ces questions relèvent davantage du gouvernement que de la présidence de la République. Mais Chirac en est comptable, et il a pris, lors de la campagne présidentielle, plusieurs engagements, en particulier la baisse des impôts et la mise en oeuvre de réformes importantes. Il entend les tenir, ne serait-ce que pour en finir avec son image de versatilité. Il ne veut plus apparaître comme l’homme qui change sans cesse d’avis ainsi qu’une réputation tenace lui en fait toujours reproche. Maintenant encore, pour beaucoup de Français, il reste celui dont les convictions sont variables même si, chaque fois, il les exprime avec une grande détermination.
On apprécie son énergie, on se félicite de son dynamisme, on s’inquiète de sa tendance à l’excès, on redoute que le mélange de ces caractéristiques ne le conduise parfois à corriger ce qu’il a proclamé. Déjà, cette problématique chiraquienne est patente en ce qui concerne les relations avec les États-Unis : l’ampleur de la crise entre les deux pays, les inquiétudes d’une partie des Français, notamment des milieux d’affaires, devant la profondeur du fossé, la crainte des conséquences de la dissidence de Paris ont contraint le Premier ministre d’abord, Chirac ensuite, à affirmer solennellement leur amitié pour les Américains.
Donc, tôt ou tard, la baisse de Chirac dans les sondages interviendra. Même l’Élysée en est convaincu, tout en se disant assuré que de nouvelles franges de la population, comme l’électorat beur, sont maintenant acquises au chef de l’État. Selon son entourage, le socle de confiance s’est durablement consolidé. D’autant que la position de Chirac n’est pas de circonstance. Outre des convictions quant au rôle de la France, elle traduit aussi les aspirations de nombreux Français. Ces derniers sont sondés de manière continue afin que les conseillers présidentiels puissent éventuellement adapter le discours et les choix politiques aux tendances profondes des électeurs. Depuis longtemps, Chirac est convaincu du discrédit des partis et de l’importance des questions de société dans la conduite du pays. Aussi s’attache-t-il, par exemple, autant à traiter des accidents de la route et de la lutte contre le cancer qu’à réduire la délinquance ou le chômage. Les enquêtes d’opinion révèlent en effet que ces problèmes figurent parmi les préoccupations premières des Français. Même si elles sont quasi absentes des programmes des partis, elles doivent, selon Chirac, être prises en compte par le pouvoir si celui-ci entend être en phase avec l’opinion. En ce sens, la crainte de la mondialisation, la peur d’un « choc des civilisations », le rejet des États-Unis, jugés arrogants et dangereux pour le monde, le souhait que les gouvernements européens prennent leurs distances vis-à-vis de l’Amérique sont perceptibles depuis des années dans les études livrées à l’Élysée. Ce phénomène n’est pas que français. Il est sensible dans l’ensemble des opinions européennes, notamment de l’Ouest, les enquêtes étant menées dans toute l’Europe. Bref, une opinion européenne, voire mondiale, est en train de naître. Chirac, plus qu’un autre, a su l’incarner. Et ce, même si sa position n’est pas que tactique et répond à une croyance de fond, partagée depuis longtemps avec son ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin.
Cette adéquation avec le jugement des peuples est son meilleur atout. Certes, il peut se révéler fragile si les citoyens, notamment européens, venaient dans l’immédiat à changer d’avis. C’est peu probable d’autant que les conditions de la guerre en Irak et la morgue de l’administration Bush confortent les choix de Chirac. L’hypothèse est encore moins crédible dans la mesure où son aura dépasse le monde occidental et où il incarne des aspirations profondes de la planète. Qui ne peut pas souhaiter la fin de la domination américaine ? Qui ne voudrait pas d’un « monde multipolaire » plutôt que l’unilatéralisme américain ? Qui n’aspire pas à ce que le droit prime la force ? Au fond, le talent de Chirac est d’avoir démontré qu’un pays, puissance moyenne, sans grands moyens militaires et financiers, peut s’imposer et transformer les rapports de force (« bouger les lignes », selon l’expression de l’Élysée) simplement en s’opposant et en disant « non » aux diktats de la puissance dominante. À l’heure où le pouvoir de l’Amérique paraissait ne pouvoir être mis à mal que par le terrorisme et où celui des marchés financiers semblait sans limites, la preuve est apportée que la force du verbe existe encore.
Toutefois, deux difficultés au moins existent pour Chirac. La première réside dans la gestion de l’après-guerre. La France peut être mise en porte-à-faux, voire marginalisée, et écartée du partage qui s’opérera au Moyen-Orient, aussi bien en ce qui concerne l’influence politique que pour ce qui est du pétrole. Washington, à l’évidence, n’oubliera pas le fait que la France lui a « manqué ». Paris le sait. D’où son insistance pour que la reconstruction irakienne et ses suites s’opèrent sous le contrôle de l’ONU. Il espère imposer une gestion multilatérale de la période de transistion en Irak. « Nous ne sommes plus à une époque où un ou deux pays pouvaient décider du sort d’un autre pays », a martelé le président après la prise de Bagdad. Mais alors que Chirac réclame un « rôle central » pour l’ONU, Bush ne lui accorde qu’un « rôle vital ». Soit, en termes plus clairs, un rôle seulement humanitaire. Et, pour témoigner de sa cohérence et de sa volonté, le camp européen de la paix – Chirac, Schröder, Poutine – s’est rencontré à Saint-Pétersbourg pour rappeler l’identité de ses vues. Le souci français a également l’avantage de la cohérence. Surtout que Chirac entend maintenir les principes qui l’ont guidé sur la crise irakienne (priorité au droit et à la négociation notamment) pour se saisir d’autres problèmes du monde. Et il veut au moins demeurer une référence, faute peut-être de pouvoir jouer un autre rôle.
Son autre risque a pour nom l’Europe. S’il est approuvé par les opinions, il est quand même minoritaire au sein des gouvernements européens. À part le soutien de l’Allemagne et de la Belgique, voire, si on élargit la notion européenne, celui de la Russie, la position française n’a pas eu beaucoup d’adeptes. Chirac a irrité les futurs membres de l’Europe de l’Est et ulcéré les Britanniques, contraints de renoncer à leurs propositions après sa phrase couperet : « Quelles que soient les circonstances, la France votera non. » Or l’Europe éclatée devra, elle aussi, se reconstruire. Et ce qui va très vite se jouer, c’est de savoir qui y incarnera le leadership. L’axe Paris-Berlin, associé à Bruxelles, peut-il s’imposer seul ? Peut-il rejeter Londres dans le ghetto de l’atlantisme et le considérer comme un simple vassal de l’Amérique alors que la Grande-Bretagne est, entre autres, la première puissance militaire de l’Union européenne ?
Ces questions sont au centre des réflexions de l’Élysée. Elles dépassent le seul bras de fer avec les États-Unis et ses conséquences. Elles hantent la conscience d’un président satisfait de faire à nouveau résonner la voix de la France, ravi de proposer une « vision » du monde et heureux de donner du lustre à son mandat après un septennat manqué. De lui, Dominique de Villepin, dont l’admiration et la fidélité s’accompagnent souvent de lyrisme, a écrit un jour : « Je sais cet homme plus que tout autre convaincu de la nécessité d’infuser un sang neuf et de renouer avec le destin français. » Personne ne peut jurer que cette conviction est partagée par tous.

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