Une île à la dérive

Le 29 février 2004, le président Jean-Bertrand Aristide prenait le chemin de l’exil, laissant un pays en plein chaos. Un an après, rien n’a changé. Ou si peu…

Publié le 15 mars 2005 Lecture : 7 minutes.

Les derniers confettis du carnaval ont été balayés par le vent, et Port-au-Prince replonge dans son morne chaos. Un an après le départ forcé du président Jean-Bertrand Aristide, Haïti reste en proie à une crise multiforme : politique, sécuritaire, économique et sociale. « Rien ne va plus » commente d’un ton las soeur Renée B., une religieuse française. À la Saline, à Cité-Soleil et dans tous les quartiers misérables de la capitale, elle se dépense sans compter pour maintenir quelques écoles en – relatif – état de marche. Sans fournitures scolaires et, trop souvent, sans table, sans chaise et sans électricité. Parfois, quand une émeute éclate à proximité, enseignants et élèves sont contraints de rester chez eux.
Pas un jour sans que résonne le claquement des armes automatiques. Vieux tromblons chargés de mitraille ou kalachnikovs flambant neufs, quelque trois cent mille armes seraient en circulation. En toute illégalité. Les cadavres jonchent les rues et pourrissent au soleil avant que quelqu’un, souvent un volontaire de la Croix-Rouge, se décide à les emporter. Les villas chic s’entourent de hauts murs hérissés de tessons de bouteilles, derrière lesquels patrouillent des vigiles armés. Terrorisés, les privilégiés vivent en quasi-autarcie. C’est la loi de la jungle, tout le monde se méfie de tout le monde. Des gangs, bien sûr, mais aussi de la police, des irréguliers de l’armée et même des Casques bleus !
En fait, rien, ou presque, n’a changé depuis le départ d’Aristide, le 29 février 2004. Les équilibres macroéconomiques ont certes été restaurés, mais qui s’en aperçoit ? Sûrement pas les pauvres hères qui peuplent les bidonvilles. Conduit par le Premier ministre Gérard Latortue, le gouvernement intérimaire peine à asseoir son autorité. Et même sa crédibilité. Son refus de tout dialogue – et de toute critique – exacerbe les tensions. La Chambre de commerce et les divers groupements d’entrepreneurs privés, comme le très puissant Groupe 184, que dirige Andrew Apaid, un ancien allié, réclament sa démission et appellent à des manifestations. Seul lui reste acquis le soutien de la communauté internationale (États-Unis, Canada, France), symbolisé par la présence sur le terrain de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah). Très nationalistes et très méfiants envers toute immixtion étrangère, les Haïtiens vivent mal cette situation. Les allées et venues des gros 4×4 des responsables onusiens dans les rues de Port-au-Prince et l’installation des membres des ONG internationales dans les belles demeures et les hôtels des quartiers résidentiels suscitent, pour le moins, une certaine irritation.
Le remaniement ministériel du 3 février a été jugé « cosmétique » par les milieux politiques. Le très charismatique Hérard Abraham, un ancien lieutenant-général, a conservé son portefeuille de l’Intérieur, et celui des Affaires étrangères a échu à Joseph Antonio. Au grand dam des groupements patronaux qui appréciaient son dynamisme, Danielle Saint-Lot a dû céder son ministère de l’Industrie et du Commerce à Lesly Gouthier, alors qu’il semblait promis à Marie-Claude Bayard, la présidente de l’Association des industries d’Haïti (Adih). Mais cette dernière a été contrainte d’y renoncer, après une vive polémique sur sa nationalité. De toute façon, cette valse des portefeuilles n’aura qu’un effet limité sur le redressement économique. Quoique contesté, le Premier ministre a conservé son poste.
Seule bonne nouvelle, la publication du calendrier électoral. Les deux tours des élections législatives et présidentielle auront lieu le 13 novembre et le 18 décembre. Des scrutins municipaux et locaux sont par ailleurs prévus en octobre. Un accord portant sur l’octroi d’une aide globale de 44 millions de dollars pour l’organisation de ces consultations a été signé par le Conseil électoral provisoire (CEP), la Minustah et le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). L’Organisation des États américains (OEA) apportera un appui technique à l’inscription des électeurs sur les listes, avec pour objectif l’établissement d’un registre d’état civil national – une première à Haïti.
Jean-Bertrand Aristide est actuellement en exil à Pretoria, en Afrique du Sud, mais il conserve le contrôle de sa formation, le parti Lavalas, par le biais d’un « Comité des dix-neuf » qui est en contact permanent avec lui. Des divergences sont cependant apparues, qui pourraient conduire à un éclatement. Certains membres du parti réfugiés aux États-Unis ont publiquement désavoué leurs camarades restés à Haïti, ceux notamment qui, autour de l’ancien sénateur Gérald Gilles, se sont élevés publiquement contre la violence. D’autres ont fait connaître leur intention de participer aux prochaines élections, avec ou sans l’autorisation d’Aristide.
Un an après son départ, le discours du président déchu n’a pas changé : il s’estime victime d’un « coup » fomenté par les services spéciaux américains et français. Aux premières heures du 29 février, alors que les forces rebelles, relativement bien organisées, marchaient sur Port-au-Prince, le marché qui lui aurait été mis en main par Luis Moreno, l’adjoint de l’ambassadeur des États-Unis : rester seul et courir le risque d’être tué – ou partir. L’ancien président savait pourtant que quelques marines bien équipés auraient suffi à défendre sa résidence contre des assaillants en guenilles. Mais les opposants, qui négociaient avec Washington depuis plusieurs semaines, s’arc-boutaient à une exigence, une seule : le départ d’Aristide.
Les Américains ont donc opéré un virage à 180 degrés. En 1994, Bill Clinton n’avait-il pas déclenché une intervention militaire pour remettre en place Aristide, destitué trois ans auparavant par le coup d’État du général Raul Cedras ? Il est vrai que, depuis dix ans, l’ancien président haïtien a lui aussi beaucoup changé. Ayant peu à peu renoncé à ses idéaux de justice sociale, il a mis en place un pouvoir personnel, pour ne pas dire autocratique, jusqu’à sa réélection, en 2000, à l’issue d’un scrutin dont la transparence n’était certes pas la principale vertu. La recrudescence de la violence, puis la démission et le départ en exil de plusieurs ministres ont aggravé le mécontentement. Le refus du parti Lavalas de mettre en oeuvre les réformes préconisées par le Fonds monétaire international (FMI) a précipité le « lâchage » d’Aristide par Washington et l’interruption de l’aide internationale. En revanche, les opposants se sont vu accorder le soutien financier et logistique qui leur faisait défaut pour passer à l’action.
Pour ne rien arranger, Aristide a commis, sur le plan intérieur, plusieurs erreurs lourdes de conséquences. Pourquoi, par exemple, s’être aliéné le soutien des étudiants, dont beaucoup lui étaient au départ favorables, en lançant contre leurs manifestations les « Chimères », ces gangs de jeunes issus des quartiers pauvres, préalablement armés par ses soins ? En fait, seuls les plus pauvres des Haïtiens – ils sont, il est vrai, nombreux – continuent aujourd’hui de soutenir l’ancien président. Comme au temps où il était le « prêtre des bidonvilles ».
Aucune enquête digne de ce nom n’a été diligentée pour faire la lumière sur les exactions commises par les Chimères. Et pas davantage sur les assassinats de plusieurs personnalités de premier plan comme Jean Dominique, le directeur de Radio Haïti, abattu devant chez lui le 3 avril 2000. Le sentiment d’impunité attise évidemment la violence…
Depuis le départ d’Aristide, la situation des droits de l’homme ne s’est pas vraiment améliorée, et le gouvernement intérimaire a été à plusieurs reprises mis en cause pour des exactions commises par la police nationale : arrestations arbitraires, exécutions sommaires, etc. Comme celui d’Amnesty International, le rapport publié le 14 janvier par le Centre d’études des droits humains de l’université de Miami est accablant. Photos à l’appui, il expose les résultats d’une enquête menée entre le 11 et le 21 novembre 2004. Au moins cinquante enfants des quartiers pauvres ont été tués au cours d’affrontements entre gangs rivaux. Beaucoup sont d’ailleurs enrôlés au sein de ces milices très structurées qui se comportent de plus en plus comme de petites armées autonomes. Dans les prisons, les révoltes sont nombreuses et sont, chaque fois, réprimées dans le sang. Quatre cents personnes auraient été tuées au cours des dix derniers mois.
Après la visite à Port-au-Prince, le 19 décembre 2004, d’Alpha Oumar Konaré, le président de la Commission de l’Union africaine, plusieurs membres du parti Lavalas arbitrairement maintenus en détention ont été libérés. C’est le cas d’Yvon Feuillé, le président du Sénat, de Rudy Hériveaux, l’ancien président de la Chambre des députés, et de Lesly Gustave, le responsable des communautés ecclésiales de Saint-Jean-Bosco, l’ancienne paroisse d’Aristide. Mais l’ancien Premier ministre Yvon Neptune et l’ancien ministre de l’Intérieur Jocelerme Privert restent en prison, alors qu’aucune preuve n’est venue étayer les accusations « d’incitation aux troubles à l’ordre public » portées contre eux. Huit mois après son déploiement, la Minustah ne dispose toujours pas du personnel nécessaire à la création, pourtant prévue, de cellules « justice » et « droits de l’homme ». Par ailleurs, ni les policiers ni les soldats onusiens ne parlent le créole, la langue maternelle des Haïtiens auxquels ils ont à faire. D’où incompréhensions et méprises.
Même démocratiquement élu, le gouvernement qui sera mis en place après les élections de la fin de l’année n’a de chance de réussir que si des actions concertées sont entreprises pour lutter contre la criminalité, aussi bien dans les provinces, où d’anciens militaires qui ont conservé leurs armes continuent de semer la terreur, ou dans les quartiers pauvres de la capitale. Il devra par ailleurs s’attacher à favoriser la réconciliation nationale, en assignant, par exemple, des objectifs communs au gouvernement et à l’opposition. Mais rien ne sera sans doute possible sans une relance de l’économie, accompagnée d’un plan social d’envergure. Aucun miracle n’est à attendre, mais des améliorations sont possibles dans de nombreux domaines : fourniture d’eau potable et de nourriture, éducation, santé et, bien sûr, emploi. Après des décennies d’incurie, la tâche est titanesque.

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