Triomphe sud-africain à Ouagadougou

Sélection de qualité et palmarès très politique pour la dix-neuvième édition du festival, qui a salué l’éclosion soudaine et massive de la cinématographie du pays de Mandela, jusque-là fort discrète.

Publié le 15 mars 2005 Lecture : 7 minutes.

En annonçant, le 5 mars, dans le stade du 4-Août de Ouagadougou, le palmarès du dix-neuvième Fespaco, le président du jury, le réalisateur marocain Souheil Ben Barka, a salué « un festival d’une richesse exceptionnelle, d’une grande diversité et de très bon niveau ». Il a même ajouté sans craindre l’emphase que « la qualité très relevée des films africains doit leur permettre d’affronter les grands festivals internationaux – Cannes, Venise, Berlin – sans complexe ».
Après avoir visionné la totalité des vingt films en compétition dans la capitale du Burkina Faso, qui représentent à quelques exceptions près le meilleur de la production du nord et surtout du sud du Sahara des deux dernières années, on aurait tendance, tout en relevant un progrès certain par rapport à l’édition précédente en 2003, à nuancer fortement ce verdict. Car toutes les régions profitent très inégalement de cette évolution « globalement positive » du septième art sur le continent. Et si la présence des films africains, de fait, a été presque confidentielle ces dernières années dans les grands festivals – seul le superbe Moolaadé, de Sembène Ousmane a eu droit aux honneurs de la sélection officielle lors du dernier Festival de Cannes -, on ne saurait attribuer cette faible exposition aux seuls effets de mode qui jouent en faveur d’autres cinématographies du Sud comme celles d’Iran, de Chine, de Corée ou, depuis peu, d’Argentine. Avec un palmarès très « politique », le jury du Fespaco 2005 a, il est vrai, distingué les trois nations les plus prolifiques sinon les plus créatives du cinéma africain actuel – l’Afrique du Sud, le Maroc, le Burkina Faso -, qui ont raflé dans cet ordre les trois principaux prix de la compétition des longs-métrages. On peut cependant rester perplexe devant le choix du lauréat dans chaque cas.
Que l’Étalon d’or de Yennenga dût aller cette année à un film sud-africain relevait presque de l’évidence : il paraissait judicieux de saluer l’éclosion soudaine et massive de la cinématographie de ce pays, jusque-là fort discrète. Les plus nombreux à Ouagadougou, notamment dans la compétition avec 20 % des oeuvres présentées, les longs-métrages de la patrie de Mandela étaient cependant de qualité très inégale. S’ils ont impressionné par leur esthétique très travaillée – l’impact de la culture publicitaire qui domine l’industrie audiovisuelle locale ? -, leur mise en scène, certes professionnelle et servie par un montage souvent nerveux mais très peu original, n’a pas convaincu outre mesure.
Le triomphateur de Ouagadougou, Drum, de Maseko Zola, est bien représentatif de ce cinéma. Réalisé par un ancien combattant de la branche armée de l’ANC, qui a levé le poing en signe de contentement comme il se doit à l’annonce de sa « victoire », ce film, inspiré d’une histoire réelle, nous fait suivre un grand journaliste d’investigation noir lors de ses reportages dans l’Afrique du Sud des années 1950 pour le compte d’un magazine dirigé par un Blanc « libéral ». Agissant à la manière du célèbre écrivain allemand Gunther Walraff, l’auteur de Tête de Turc, le héros de Drum – c’est le titre du journal – donne de sa personne afin de démasquer les injustices faites aux Noirs aux pires heures de l’apartheid. Ainsi se fait-il passer pour un ouvrier agricole à la recherche d’un emploi pour dénoncer les conditions de travail confinant à l’esclavage qui règnent dans une ferme afrikaner, se fait-il emprisonner brièvement pour décrire l’effroyable façon dont on traite les prévenus, ou « emprunte »-t-il des documents secrets pour démontrer les ravages de la spéculation immobilière dans un quartier misérable de Johannesburg.
Un film avec un sujet fort, traité un peu comme un polar, avec de bons acteurs, mais qui ne semblait pas promis à la récompense suprême. Le favori des festivaliers et de la grande majorité de la critique était en effet, à juste titre, Zulu Love Letter, le deuxième long-métrage de Ramadan Suleman, auteur à la fin des années 1990 d’une adaptation réussie du célèbre roman de Njabulo S. Ndebele, Fools. Cette histoire d’une journaliste noire, mère d’une adolescente sourde de naissance, qui doit affronter la police secrète qu’elle a vue autrefois assassiner une jeune militante antiapartheid, est en elle-même intéressante. Elle permet de montrer à travers une intrigue bien construite qui met en situation des personnages complexes et attachants les difficultés qu’affronte l’Afrique du Sud postapartheid alors qu’elle emprunte le dur chemin de la quête de réconciliation entre Noirs et Blancs. Mais, grâce à une réalisation parfois subtile et au jeu remarquable de Pamela Novemte Marimbe, qui lui a valu justement un prix d’interprétation, le film atteint à une dimension dramatique qui fait précisément défaut à Drum.
La cinématographie marocaine, ensuite, désormais leader du cinéma maghrébin grâce à un soutien massif et persistant des pouvoirs publics, a été récompensée à travers l’Étalon d’argent – depuis cette année, le festival décerne des récompenses en or, argent et bronze comme aux jeux Olympiques – accordé à La Chambre noire, de Hassan Benjelloun. Ce récit de la descente aux enfers d’un ancien étudiant d’extrême gauche rattrapé par son passé et emprisonné dans des conditions inhumaines pendant les « années de plomb » du régime de Hassan II est bien mené et affronte courageusement de face un sujet délicat. Tourné avant le lancement par Mohammed VI de l’Instance Équité et Réconciliation, ce film apporte sa pierre à un travail historique et civique nécessaire. Efficace bien que sans originalité, ce long-métrage ne paraissait pourtant pas mériter de supplanter au palmarès Le Grand Voyage, l’autre film marocain en compétition, dont nous avons déjà souligné dans ces colonnes les qualités (voir J.A.I. n° 2290).
L’Étalon de bronze, pour sa part, restera au Burkina, puisqu’il a été attribué à un réalisateur du pays hôte, Kollo Daniel Sanou, pour Tasuma. Cette sympathique chronique villageoise, contant non sans humour les heurs et malheurs d’un ancien tirailleur toujours en attente d’une pension qui n’arrive jamais, a obtenu sans surprise le prix du public décerné par RFI après enquête auprès des festivaliers. Mais, en raison de sa facture très conventionnelle, il n’est pas certain qu’il méritait plus que d’autres longs-métrages burkinabè d’être distingué par le jury « officiel ». Comme par exemple Ouaga Saga, comédie réjouissante qui propose un portrait de Ouagadougou à travers les mésaventures d’une bande de jeunes gens sans le sou qui rêvent de réussite. Ou La Nuit de la vérité, de Fanta Règina Nacro, courageuse évocation métaphorique des guerres ethniques ravageant l’Afrique noire qui ne peut laisser indifférent malgré ses nombreuses maladresses et son « message » un peu trop moralisant.
L’évocation d’autres « oubliés » du palmarès, du moins pour les trois récompenses majeures, permettra de souligner à quel point le cru 2005 de la biennale panafricaine est au total plutôt satisfaisant. On peut regretter ainsi que Les Suspects et El Manara, les deux films algériens en compétition, qui abordaient de façon non manichéenne des questions majeures de l’histoire contemporaine de l’Algérie – séquelles de la guerre d’indépendance, guerre civile avec les islamistes -, n’aient reçu que des trophées de consolation. De même que les deux films tunisiens, peut-être les plus originaux de la sélection. Ainsi, Le Prince, de Mohamed Zran, l’histoire en forme de conte de fées d’un apprenti fleuriste qui tombe amoureux d’une belle banquière, a séduit par sa facture légère qui tranchait avec le ton sérieux caractérisant de la plupart des autres oeuvres présentées. La Danse du vent, de Taïeb Louhichi, qui relate les affres d’un cinéaste en repérages, perdu dans le désert, a dérouté beaucoup de festivaliers en raison de sa radicalité formelle : pas de dialogues ni d’action, ou presque. Mais son apparente aridité narrative n’est que la rançon d’une tentative réussie du cinéaste, qui filme si bien son décor de sable, pour donner libre cours à l’imaginaire de son personnage, magnifiquement incarné par l’excellent Mohamed Chouikh, et par là même à celui du spectateur.
Dans des genres très différents et sans pour autant être convaincants d’un bout à l’autre, trois autres films, enfin, ont montré quelques facettes du talent singulier de certains cinéastes africains. Le Congolais Zeka Laplaine, révélé autrefois par la comédie Macadam tribu, a su créer avec Le Jardin de papa, racontant l’arrivée en Afrique d’un couple de Blancs qui se retrouve dans une maison cernée par des militants politiques excités, une atmosphère de thriller qui n’est pas sans rappeler – toutes proportions gardées – l’extraordinaire Chiens de paille, de Sam Peckinpah. Son compatriote Mweze Ngangura, auréolé de l’Étalon de Yennenga en 1999 pour Pièces d’identité et aujourd’hui auteur des Habits neufs du gouverneur, a pour sa part réussi le pari difficile de transposer le conte d’Andersen du même nom (celui, fameux, où il apparaît que « le roi est nu ») en comédie musicale à base de rumba.
Quant au réalisateur angolais Zeze Gamboa, il a fort bien évité le risque du mélodrame dans Le Héros, déjà remarqué au festival de Sundance, un récit lucide et émouvant des difficultés du retour à la vie civile d’un ex-soldat mutilé qui échangerait volontiers ses décorations contre cette prothèse qu’on lui a volée pendant qu’il dormait dans la rue.
Tous les films en compétition, y compris ceux que nous n’avons pas cités, remplissaient bien cette année la « mission » que le cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako, lauréat du Fespaco 2003 avec Heremakono, leur attribuait récemment : « Faire que l’Afrique puisse, enfin, se raconter elle-même. » Et il va de soi qu’à cet égard, on l’a bien vu à Ouagadougou, tous les genres cinématographiques, quels que soient le support choisi (du 35 mm à la vidéo) ou le mode narratif adopté (de la fiction au documentaire), peuvent participer à cette tâche essentielle. Peut-on espérer que les nombreux gouvernements qui, surtout au sud du Sahara, ne portent qu’une attention réduite au sort du septième art s’en rendent compte ? Et agissent en conséquence en soutenant, chacun selon ses moyens, la création audiovisuelle et plus spécifiquement son fleuron, la création cinématographique.

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