Quand le Hezbollah sort ses foules

Près d’un mois après l’assassinat de Rafic Hariri, un rassemblement géant organisé par le mouvement chiite, allié de la Syrie, a répondu à ceux de l’opposition sunnite, druze et chrétienne. Deux pays se font face. Peuvent-ils se rencontrer ?

Publié le 14 mars 2005 Lecture : 3 minutes.

Bien sûr que les Palestiniens – ils sont ici environ quatre cent mille – n’ont pas manqué une si belle occasion de descendre dans la rue. Ainsi que des dizaines de milliers d’ouvriers syriens opportunément « libérés » de leurs chantiers pour la journée. Sans aucun doute, les services libano-syriens de tout poil ont-ils su se montrer persuasifs pour rameuter leurs ouailles. Et les nombreux témoignages faisant état de navettes de bus inhabituelles entre Damas et Beyrouth (une heure de route) ne sont certes pas le fruit de l’imagination de leurs auteurs. Enfin, contrairement à ce qui s’était passé trois semaines auparavant, lorsque les opposants avaient dû se faufiler entre les barrages de l’armée pour gagner la place des Martyrs après l’assassinat de Rafic Hariri, policiers et militaires se sont employés, cette fois, à faciliter aux cortèges venus de tout le pays l’accès à la place Riad-al-Solh, lieu du rassemblement.
Il n’en reste pas moins que, malgré tous ces « bémols » que certains se sont efforcés d’introduire dans l’analyse du bilan de la manifestation organisée le 8 mars à Beyrouth par le Hezbollah chiite, nul ne conteste désormais qu’elle s’est soldée par un formidable succès. Quand Hassan Nasrallah, son leader, a pris le monde entier à témoin en interrogeant ironiquement la foule : « Êtes-vous des marionnettes payées par les Syriens pour manifester ? », le grondement qui lui a répondu a apporté, par son ampleur, la preuve qu’en toute hypothèse cette masse énorme représentait plus que la somme de ses parties. Ceux qui affectent de voir dans ce rassemblement le « baroud d’honneur d’une Syrie en partance » feraient bien de régler leur téléviseur. C’est un peuple, absent de la scène depuis trois semaines, qui a fait sa réapparition à Beyrouth.
Combien étaient-ils à brandir les portraits officiels du président syrien Bachar al-Assad, de son fidèle allié libanais Émile Lahoud et du « Guide » du Hezbollah présent à la tribune ? À quelques centaines de milliers de personnes près, il devient presque vain de compter, puisque les estimations varient entre 400 000 (pour le quotidien francophone L’Orient/Le Jour) et 1,5 million, voire 2 millions (pour le parti chiite Amal), soit plus du tiers de la population totale du pays ! À ce stade, l’ordre de grandeur devient un ordre d’immensité. Sans cesser pour autant d’être un ordre, puisque ce tsunami humain, minutieusement préparé, a été exécuté avec un sens de la discipline qui ne manqua pas d’étonner jusqu’à ses participants eux-mêmes.
La vague qui a déferlé sur la ville s’est en effet sagement arrêtée, sans la bousculer, à la barrière dressée par l’armée libanaise – cinq blindés et une dizaine de Jeep – pour condamner l’accès à la place des Martyrs voisine, encore occupée par les tentes du sit-in de l’opposition. Elle avait auparavant longé le mur de la résidence de l’ambassadeur de France, où l’on n’a pas retrouvé « ne fût-ce qu’un mégot » jeté sur la pelouse. Partout, les mêmes photos d’Assad et de Lahoud émergeaient d’une forêt de cèdres sur fond blanc, emblème du drapeau libanais, le seul autorisé. Une foule ostensiblement pacifique, où les quelques armes brandies devant des photographes ont été prestement remisées après l’intervention d’hommes en treillis. Des milliers d’enfants, tantôt en famille, tantôt sillonnant la multitude à toute vitesse, à pied ou juchés à trois ou quatre sur le scooter d’un aîné, de longues rangées noires de femmes voilées se tenant par le bras, des groupes d’étudiants turbulents, des paysans de la Bekaa par villages entiers, des dignitaires chiites devisant gravement, de sombres gaillards passablement inquiétants, des jeunes filles serrées dans leurs jeans, bref, comme un autre Liban en réduction, assez proche finalement de celui qui s’est emparé depuis le 14 février d’une partie de la capitale.
Depuis près d’un mois, ces deux Liban se côtoient dans le même centre-ville, parlent la même langue – avec, il est vrai, des slogans différents -, font retentir les mêmes klaxons, agitent le même drapeau, chacun revendiquant au bénéfice de son camp « la vérité sur l’assassinat de Rafic Hariri », à l’origine d’un « changement de la donne politique » et « des retrouvailles du peuple libanais ». Après la « main tendue » du druze Walid Joumblatt et de l’ancien président chrétien Amine Gemayel au Hezbollah, ce dernier, crédité du déroulement sans bavure d’un rassemblement géant, vient de leur rendre la pareille. Ces mains sont-elles indéfiniment condamnées à se croiser dans le vide ?

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires