Orphelins d’Eyadéma

Tandis qu’à Lomé l’opposition mobilise ses troupes, le Nord, fief de l’ancien président, pleure la disparition de l’enfant du pays. Et s’inquiète de son avenir.

Publié le 15 mars 2005 Lecture : 6 minutes.

Le Togo va-t-il devenir la prochaine Côte d’Ivoire ? La question est sur toutes les lèvres depuis la mort d’Eyadéma. Du nord au sud de ce petit pays de moins de 57 000 km2, l’inquiétude est palpable. Quels que soient les reproches formulés à l’encontre du président défunt, force est de constater qu’il avait réussi à maintenir la paix et la sécurité.
Sa disparition subite semble avoir ravivé les clivages entre la région de Lomé, exaltée par l’hypothèse d’un changement de régime, et celle de Kara, qui pleure l’enfant du pays. La région côtière est essentiellement habitée par le groupe adja-ewé, qui représente environ 45 % de la population, tandis que le Nord, moins peuplé, est dominé par les Kabyés-Tems, qui comptent pour environ 27 % des 5 millions de Togolais. Dès son accession à la présidence, Eyadéma avait pris soin d’installer des personnes de confiance – pour la plupart originaires de Pya, son village natal – aux postes clés de l’armée et des entreprises nationales.
À l’époque déjà, cette régionalisation relative du pouvoir avait été vécue comme une revanche des paysans du Nord, ignorés par les autorités coloniales et négligés par le premier président du Togo indépendant, Sylvanus Olympio, sur les commerçants fortunés et les élites éduquées du Sud. En quarante ans de régime, Eyadéma, pour qui, comme pour tout Kabyé, l’armée a servi d’ascenseur social, a tenté de neutraliser le sentiment d’infériorité des siens à coups de promotions plus ou moins arbitraires… La majorité des Nordistes, qui sont restés cantonnés à l’agriculture de subsistance ou au secteur informel, se sont aussi sentis davantage respectés et mieux représentés par ce chef né sur leur terre et façonné par les mêmes traditions.
Si elle reconnaît aujourd’hui que la transition posera la question du rééquilibrage interethnique, une partie de l’opposition n’en peine pas moins à définir un plan de sortie de crise viable. Seul Yawovi Agboyibo, le dirigeant du Comité d’action pour le renouveau (CAR), admet que « pour éviter une éventuelle chasse aux sorcières il faudrait mettre sur pied une « Commission Vérité et Réconciliation » ». Les autres opposants, en revanche, se défendent de tomber dans « le piège ethnique » et préfèrent profiter de l’euphorie générale. Les marches qu’ils organisent servent de catharsis pour une population frustrée d’avoir été bridée pendant si longtemps. Mais ne leur permettent-elles pas également de gagner ce précieux temps dont ils ont besoin pour tourner la page de la contestation ?
Mais comment consoler les Kabyés de la perte de leur bienfaiteur ? Dans le canton de Pya, où Eyadéma a grandi et a continué à venir se ressourcer dans la fraîcheur de son immense résidence construite au sommet de l’un des monts de la région, la peur du lendemain est tangible. D’autant que la fébrilité qui agite le Sud est largement colportée, notamment par les conducteurs de poids lourds qui traversent le pays pour rejoindre le Burkina Faso, le Mali ou le Niger. Tout en donnant des nouvelles de la capitale, ils s’interrogent : après avoir déjà été déroutés de la Côte d’Ivoire, vont-ils devoir trouver une autre voie que la nationale 1 togolaise pour relier le port de Lomé, qui a supplanté celui d’Abidjan, à l’hinterland ? À l’ombre des manguiers chargés de fruits où ils sirotent le tchoukoutou, une boisson locale à base de mil, ils tentent de prendre la mesure des incertitudes de l’après-Eyadéma.
Passé l’affolement qui a suivi l’annonce du décès de ce dernier, le 5 février, Kara et sa région ont tout de même retrouvé un calme relatif, rassurées par l’« investiture » de Faure Gnassingbé comme chef de l’État. « Le fils du général représente la continuité dans la paix et la sécurité. Peu importe donc la manière dont il s’est emparé du siège présidentiel. Pour la majorité des gens de la région, le coup d’État constitutionnel dont les médias ont fait état, c’est du charabia. Ils n’ont pas une conscience politique très aiguisée. Ils ont été quelque part engourdis par la relation à la fois paternaliste et clientéliste qu’Eyadéma avait instaurée », explique un journaliste de Radio Kara, alors qu’au loin le muezzin appelle à la prière.
Les quelque 30 000 habitants de la ville de Kara ne sont toutefois pas tous acquis au régime de feu Eyadéma et certains refusent que les Gnassingbé monopolisent le pouvoir. Les commerçants et les hôteliers se plaignent notamment que les affaires vont de mal en pis. « Certes, le chef de l’État a su désenclaver le Nord, en construisant et en entretenant des infrastructures modernes, mais la mauvaise image du pays qu’il a donnée à l’extérieur nous a aussi beaucoup coûté », nuance, en baissant la voix, un employé de l’hôtel Kara, l’un des plus grands de la ville. Un enseignant, le visage griffé de scarifications, précise que « les discriminations positives n’ont pas bénéficié à tous les gens du Nord, seuls les habitants de Pya en ont largement profité ».
De fait, c’est dans ce canton vallonné, terre de manguiers et de kapokiers plantée d’eucalyptus, que sont érigées les plus belles villas. De véritables forteresses hérissées d’antennes paraboliques et retranchées derrière de hauts murs de béton. Alentour, les cases, elles, ne sont même pas raccordées aux pylônes électriques fichés le long de la piste… Seuls les maisons en dur, les écoles, les dispensaires et ces luxueuses demeures jouissent du courant. « Ici, c’est la maison d’un DG », dit une jeune fille, sa bassine de farine de mil en équilibre sur la tête. Son doigt pointe une construction aux couleurs roses dont on ne distingue que le dernier étage tant la clôture qui la protège est élevée. En contrebas, là où la piste a été pavée sur une dizaine de mètres, un autre « château » aux murs anthracite est habité par un colonel.
Que vont devenir désormais ces directeurs et ces colonels ? Et quel avenir sera réservé à ces jeunes qui discutent à l’ombre d’un kapokier ? « Moi, je voulais devenir commandant. Qui va m’aider à présent ? » s’interroge l’un des adolescents qui porte un tee-shirt jaune à l’effigie d’Eyadéma. Sa voie était quasiment tracée. Fils d’un officier kabyé de Pya, il aurait facilement pu intégrer les rangs de cette armée connue pour être monotribale. Mises à part la culture d’ignames, de mil, de sorgho et les activités artisanales traditionnelles, la poterie et la ferronnerie, la région n’offre pas de débouchés économiques viables. Eyadéma compensait d’ailleurs cette pauvreté par une certaine générosité. Les « comités d’accueil » qui l’attendaient au petit aéroport de Niamtougou, juste à côté de la base de l’armée de l’air, étaient gratifiés de billets de banque. Quant aux paysans de Pya, ils avaient droit deux fois par an, à la fin des récoltes, à une « distribution » de cadeaux. Les femmes étaient chargées de patienter, en rang bien ordonné et en chantant, que les militaires leur offrent, sous le regard bienveillant du président, des tubercules d’ignames ou un sac de mil…
Soudain orpheline, drapée dans un deuil pesant, la région natale du chef de l’État reste à présent suspendue aux résultats de l’élection présidentielle prévue le 24 avril. Pour elle, Faure Gnassingbé pourrait représenter le compromis idéal : originaire du Centre par sa mère et du Nord par son père, il symbolise le trait d’union nécessaire à la pacification du pays. Avec lui, les Kabyés sont certains de ne pas être cantonnés dans leurs collines lointaines. Reste à convaincre ce Sud frondeur, résolu pour sa part à entériner un changement de cap radical. Du Sud au Nord, on espère néanmoins que la bataille ne sera qu’électorale.

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