Opération « friendly fire »

La libération de l’otage italienne Giuliana Sgrena a tourné au drame. Accident ? Bien sûr, mais très révélateur des méthodes du commandement américain.

Publié le 15 mars 2005 Lecture : 5 minutes.

Il n’a jamais été facile d’être un allié – a fortiori un féal – des États-Unis. Mais après la sanglante libération, le 4 mars, de Giuliana Sgrena, la journaliste otage d’Il Manifesto, au cours de laquelle Nicola Calipari, le chef de l’antenne irakienne du Sismi (les services secrets italiens), a été tué par le friendly fire (« tir fratricide ») d’une patrouille américaine en cherchant à la protéger, l’exercice relève de l’acrobatie.
Tout commence le 4 février lorsque Sgrena, 56 ans, est enlevée en plein coeur de Bagdad par un groupe de moudjahidine. Ces derniers sont des Irakiens et, manifestement, d’anciens baasistes, ce qui rendra moins pénibles les conditions de détention de l’otage et facilitera sa libération. Pendant les quatre semaines que durera sa disparition, Sgrena ne sera en effet jamais menacée de mort, parlera avec ses ravisseurs et sera relativement bien traitée. Dramatique, la cassette vidéo dans laquelle on la voit lancer un appel au secours aux autorités italiennes et à son compagnon relève ainsi, comme elle-même le reconnaîtra, de la mise en scène voulue par le groupe qui l’a kidnappée. Contrairement aux islamistes radicaux de la nébuleuse Zarkaoui, les « moudjahidine sans frontières » qui ont enlevé Giuliana Sgrena se montrent immédiatement réceptifs aux offres de négociations financières faites par Calipari et les hommes du Sismi. Fin février, l’affaire est conclue. Une rançon dont le montant serait compris entre 1 million et 6 millions de dollars aurait été versée sur un mystérieux compte à Abou Dhabi. Reste à libérer Giuliana.
L’opération a lieu le vendredi 4 mars, peu avant 20 h 30, sur un parking à l’ouest de Bagdad. Calipari et deux de ses agents prennent livraison de l’otage qui les attend dans un véhicule, les yeux bandés, et la font monter à bord de leur véhicule 4×4 de location. Calipari, qui a tenu informé ses collègues de la CIA à Bagdad et obtenu du haut commandement américain des permis spéciaux de port d’armes, est confiant. En route vers l’aéroport, sur l’une des routes réputées les plus dangereuses d’Irak, il téléphone à plusieurs reprises à ses contacts américains, lesquels l’assurent que « tout est clair ». À 20 h 55, alors que le 4×4 approche de Camp Victory, la grande base de l’US Army qui jouxte l’aéroport de Bagdad, le chauffeur est brusquement aveuglé par des projecteurs. Ce check-point volant a été mis en place une heure et demie auparavant par un détachement de la 3e Division d’infanterie, lequel n’a manifestement pas été prévenu de l’arrivée de ce véhicule « VIP ». À quelle vitesse celui-ci roulait-il ? À 80 km/h, donc beaucoup trop vite, assurent les Américains. Faux : à une vitesse comprise entre 40 km/h et 60 km/h, au maximum, car il venait de prendre un virage à angle droit, rétorquent les Italiens. Toujours est-il que, pratiquement sans sommation, les Américains arrosent le 4×4, tuant Calipari, blessant Sgrena et le chauffeur.
À ce stade, il faut donc incriminer un double problème de communication auquel les méthodes américaines ne sont pas étrangères. Du côté italien, Calipari, conscient de l’opposition des États-Unis à des négociations avec tout ravisseur dont ils n’auraient pas le contrôle (touchant, notamment, le versement des rançons), n’aurait pas détaillé les modalités du transport de l’otage. Du côté américain, le haut commandement, avec sa désinvolture habituelle, ne se serait pas soucié d’informer précisément les unités sur le terrain. Rien n’autorise, en tout cas, à parler d’un véritable attentat visant à empêcher de parler une otage qui en savait trop, comme l’intéressée y a fait allusion dans son premier récit : ce qui paraît, en effet, peu vraisemblable.
En revanche, rien n’interdit de mettre en cause le comportement général des forces d’intervention américaines : et, spécifiquement, leur « gestion », comme on dit, des postes de contrôle – ces check-points qu’ils ont multipliés sur les principales routes d’Irak. Ici, tous les témoignages concordent : souvent jeunes et inexpérimentés, les soldats qui les tiennent tirent facilement, souvent sans respecter les fameuses « règles d’engagement du feu ». Comme ont pu le constater les passagers de la voiture de Giuliana Sgrena, les tirs à balles réelles accompagnent plutôt qu’ils ne suivent les tirs de semonce. Par définition, en effet, tous les véhicules sont tenus pour suspects. « Depuis un an et demi, rapportent Jeffrey Smith et Ann Scott Tyson dans The Washington Post, les soldats américains ont ouvert le feu sur les occupants de nombreuses voitures à proximité de leurs positions, pour découvrir ensuite que leurs victimes n’étaient pas des kamikazes mais de simples civils irakiens. Ils l’ont fait conformément à ce que prévoient les règles d’engagement « réservées » et à la doctrine juridique qui leur garantit l’impunité touchant leur responsabilité civile en cas d’erreur d’évaluation. » De quoi pourraient se plaindre, alors, Nicola Calipari et Giuliana Sgrena ?
Si elle le gêne politiquement face à une opinion déjà massivement hostile à la guerre, l’affaire n’a pas fondamentalement troublé Silvio Berlusconi, le président du Conseil italien. « L’alliance avec les Américains n’est pas en discussion, non plus que notre engagement militaire », s’est-il empressé de déclarer. Courbant la tête sous l’orage, lui et Gianfranco Fini, son ministre des Affaires étrangères, n’ont certes pas pu moins faire que de presser Washington de fournir des explications complètes – et de feindre le courroux. Confiée à un général américain, une enquête est donc en cours, qui devrait produire ses premiers résultats dans un mois au plus tôt.
« Depuis que nous nous sommes mis à faire la guerre pour les autres, écrit le grand journaliste italien Giorgio Bocca, il nous faut accepter quotidiennement le mensonge et la violence : nous sommes condamnés à prendre pour vrai ce que nous savons faux ou tendancieux. » Ce qui n’empêche même pas, ajoute-t-il, une humiliation permanente. Stationnés dans le camp retranché de Nassiriya, en pays chiite, les trois mille soldats italiens de l’opération Antica Babilonia ne peuvent en sortir. Officiellement, ils sont venus pour aider au rétablissement de la paix et à la reconstruction du pays, mais ils n’ont pas le droit d’intervenir quand des insurgés entrent dans une ville et en sont réduits à voir les avions américains bombarder sans discrimination les populations civiles. Tentent-ils de prendre contact avec la résistance pour éviter d’être attaqués ou libérer leurs prisonniers qu’ils se heurtent à la sourde opposition, voire à la colère, du commandement américain : « Sur toute notre aventure irakienne tombe un voile d’omission », conclut Bocca.

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