Khalifa La bombe à retardement

Sportifs, comédiens, grands patrons, hauts fonctionnaires, responsables politiques Des centaines de personnes de tous horizons ayant bénéficié des largesses du milliardaire déchu sont aujourd’hui menacées de poursuites judiciaires.

Publié le 15 mars 2005 Lecture : 9 minutes.

Le placard publicitaire est passé presque inaperçu. Dans ce texte, publié le 28 janvier dernier dans la presse algérienne, l’homme qui a payé pour sa parution, Moncef Badsi, le liquidateur de la Khalifa Bank, menace de poursuites judiciaires tous ceux qui ont bénéficié des largesses de Rafik Abdelmoumen Khalifa, le milliardaire déchu, aujourd’hui réfugié à Londres (voir J.A.I. n° 2296). Il met en demeure « les personnes ayant obtenu, sans convention écrite, des avantages en nature de l’une des sociétés du groupe Khalifa, […] quelle qu’en soit la nature, […] de prendre attache avec les services de la liquidation ». Les heureux bénéficiaires avaient jusqu’au 28 février pour répondre. Faute de quoi ils seraient poursuivis pour « complicité, recel et corruption ».

Yacine est journaliste dans un quotidien d’Alger. En novembre 2001, il est invité par Khalifa Airways, avec une dizaine de directeurs de journaux, à participer au Salon international de l’aéronautique de Dubaï. Comme il est de coutume en ces occasions chez Khalifa, Yacine empoche 3 000 francs (450 euros) en argent liquide des mains d’un haut responsable de la société. Les invités défilaient à la queue leu leu devant la cabine de première classe pour recevoir chacun sa petite enveloppe. « C’est connu, affirme Yacine, chaque fois que Khalifa invitait des journalistes et des personnalités pour faire sa promotion, il leur graissait la patte. » Lui compte bien répondre à la convocation pour s’expliquer sur ce petit cadeau. Combien sont-ils à ignorer les menaces du liquidateur, mais, surtout, combien sont-ils à avoir obtenu de l’argent, des cartes de crédit, des voitures et des appartements ?

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Des milliers, affirme un familier du dossier. L’une des clés de la réussite de Rafik Khalifa, dont les activités allaient de la banque au transport aérien, en passant par le BTP et la communication, est d’avoir su recruter au sein de la nomenklatura algérienne. Quelques exemples. Le fils de l’actuel ministre de l’Énergie émargeait chez Khalifa Airways. La fille du patron d’Air Algérie s’occupait de la monétique à Khalifa Bank. La fille d’un conseiller de Bouteflika travaillait au sein du groupe en Europe, et le propre frère du président de la République, Abdelghani, exerçait des fonctions de conseiller juridique. Sans oublier un ancien entraîneur de l’équipe algérienne de football, représentant de Khalifa Airways au Maroc. Rafik distribuait sans compter. Proches de la Présidence, opposants, hauts fonctionnaires, sportifs, chanteurs, anciens ministres, patrons de grandes compagnies publiques, etc., ont pu bénéficier, d’une manière ou d’une autre, de la générosité du milliardaire.

Ses largesses ne s’arrêtaient pas là. Selon une liste dont Jeune Afrique/l’intelligent s’est procuré une copie, 45 personnalités algériennes et françaises ont été titulaires de cartes bancaires Standard, Gold et Platinum, délivrées par la direction générale de Khalifa Bank. Toutes les cartes, avec un numéro de série, un code client et un plafond de dépense, expiraient le 30 septembre 2003. Sur la liste, que du beau monde : six hauts fonctionnaires, un acteur français et sa compagne, actrice également, la tante de Rafik Khalifa, un haut responsable de la police, le patron d’une compagnie aérienne de même que sa fille, un ancien ministre ainsi qu’un proche collaborateur du Premier ministre Ahmed Ouyahia. Évidemment, le fait de détenir un compte bancaire et une carte de retrait n’est pas un délit en soi. Mais, dans le cas Khalifa, les soupçons de concussion ne sont-ils pas inévitables ? Ces heureux bénéficiaires vont-ils obtempérer aux injonctions du liquidateur de Khalifa Bank ? Un ancien ministre résume la situation : « Tout le monde est mouillé dans cette affaire. Si la justice va jusqu’au bout, le procès fera un séisme dans le pays. »

En attendant un éventuel cataclysme à Alger, on a du mal à mesurer l’étendue des opérations douteuses engagées par Rafik Khalifa à l’extérieur. En comparaison, les frais de bouche de Yacine, le journaliste, sont des clopinettes. Des montants astronomiques ont été versés par Khalifa sur des comptes bancaires en Europe et en Amérique, au profit de sociétés de conseil en communication, de notaires et d’agences immobilières, de stars du show-biz ainsi qu’à d’obscurs correspondants dont il sera difficile pour les justices algérienne et française de retrouver une quelconque trace. Jeune Afrique/l’intelligent a pu obtenir des documents détaillant les « transferts irréguliers » effectués par le groupe Khalifa en 2000, 2001, 2002 et même en 2003. Or, cette année-là, la banque du tycoon algérien était en principe frappée d’interdiction pour tout transfert de devises vers l’étranger. Avant de détailler les autres chiffres, arrêtons-nous sur cette anomalie. Le 27 novembre 2002, les autorités monétaires algériennes décident de geler les opérations de commerce extérieur de Khalifa Bank avant de la placer sous tutelle administrative. Les responsables de la banque ne sont donc plus autorisés à transférer le moindre dinar vers l’étranger. Aujourd’hui, nous sommes en mesure d’affirmer que 10,5 millions d’euros et 10,2 millions de dollars ont été transférés vers l’étranger entre le 29 novembre 2002 et le 4 mars 2003.

Venons-en ensuite à ces chiffres qui donnent la mesure des dépenses fastueuses engagées par Khalifa et des micmacs financiers opérés par les responsables du groupe, dont la faillite, rappelons-le, a coûté 1,5 milliard de dollars au Trésor algérien, selon les estimations les plus optimistes. Les transferts irréguliers du groupe Khalifa vers l’étranger en différentes monnaies s’élèvent à 362,7 millions d’euros, 523,8 millions de dollars et, enfin, 94,3 millions de francs français (14,3 millions d’euros). Sur ces sommes, au moins 34 millions d’euros se sont volatilisés dans la nature : les enquêteurs n’ont pas pu localiser les destinataires. Pour le reste, la liste des personnalités physiques et morales concernées est édifiante. Même si, encore une fois, pour bon nombre d’entre elles, le simple fait d’avoir perçu de l’argent en échange d’une prestation ne constitue pas forcément un délit.

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Un exemple de transferts jugés « irréguliers », les sommes versées en août et septembre 2001 à un certain Joël Soler. Journaliste free lance, réalisateur et communicant – il est notamment connu pour avoir signé un documentaire sur Saddam Hussein -, Soler a effectué des prestations pour le compte du groupe Khalifa. Montant de ses services : 5 397 175 dollars, sans compter un chèque de 500 000 euros versé par Khalifa Airways en août 2002. On se demande à quoi peuvent bien correspondre de telles sommes.

Le même mystère entoure les versements effectués au profit d’un autre personnage du nom de Vincent Longo, maquilleur de quelques célèbres vedettes du show-biz, dont la chanteuse canadienne Céline Dion. En 2002, ce styliste, qui possède une boutique à New York, a bénéficié de deux virements de 500 000 dollars chacun et d’un autre de 30 000 dollars. L’ordonnateur de cette dernière transaction n’est autre que le ministère algérien du Commerce, dirigé par Nouredine Boukrouh. Quelle prestation de service a bien effectuée un styliste pour le compte du ministère du Commerce ? Encore un mystère que les enquêteurs algériens voudraient bien élucider.

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Autre énigme, les versements effectués à un mystérieux correspondant dénommé Chakib 03, ordonnés par un certain Khebache Ghazi, actionnaire de Khalifa Bank, mais dont le nom ne figure dans aucun organigramme des sociétés appartenant à Rafik Khalifa. De mai 2000 à septembre 2002, Chakib 03 a reçu la coquette somme de 5 millions de dollars. Qui est donc ce mystérieux personnage ? À Alger, on murmure qu’il pourrait s’agir d’un homme, fils d’un haut responsable algérien, ayant travaillé comme représentant du groupe à New York, où Khalifa possédait une représentation. Cette même succursale new-yorkaise a reçu en 2002 trois virements d’un montant global de 11 millions de dollars. Le plus surprenant est que le gros de cette somme, à savoir 8 millions de dollars, a été viré le 4 décembre 2002, soit huit jours après que Khalifa Bank a été interdite de tout transfert de devises vers l’étranger.

Et puis il y a les dépenses personnelles. Rafik Khalifa est un jouisseur invétéré et un incorrigible flambeur. Cet homme peut claquer des millions de dollars pour des bijoux et des produits de haute couture, qu’il n’hésite pas à offrir aux amis et aux connaissances de passage. Rafik s’habille et habille les copains chez Ungaro, Jean-Paul Gaultier et Givenchy, où il règle des factures à cinq ou six chiffres.

Chez de Grisogono, Khalifa apprécie les belles montres à 12 000 dollars, les bracelets, les colliers ou les boucles d’oreilles en diamant noir. Quand Rafik aime, il ne compte pas. Cette société, propriété du joaillier italo-libanais Fawaz Gruosi, aurait bénéficié d’une commande de Khalifa Airways pour un montant de 6,5 millions d’euros, en plus d’un virement de 540 000 dollars. Apparemment, Khalifa et Gruosi se connaissent. Fawaz Gruosi n’était-il pas l’invité de l’homme d’affaires lors de la fameuse soirée organisée le 4 septembre 2002 à Cannes (voir J.A.I. n° 2296) ? Trois cents VIP s’étaient alors retrouvés pour fêter le lancement de sa chaîne KTV en France.

Contactée, une responsable de l’antenne française de cette prestigieuse maison nie toute transaction pour le compte de Khalifa. « Nous n’avons pas vendu de joaillerie à Khalifa », affirme-t-elle, non sans se sentir offusquée qu’un journaliste pose des questions sur les clients de la maison.

Même démenti apporté par Jacques Benhamou, notaire parisien, soupçonné d’avoir touché deux chèques de 2 144 377,45 euros émis par Khalifa Airways en septembre et en octobre 2002. Pourtant, le nom de son cabinet apparaît dans certains documents indiquant qu’il a été approché par le groupe Khalifa pour d’importantes transactions immobilières. « Je n’ai rien reçu des mains de M. Khalifa. Je ne suis pas au courant de ces virements et, pour tout vous dire, je ne sais pas qui est M. Khalifa », affirme Jacques Benhamou.

Un autre cabinet français semble avoir eu les faveurs des dirigeants de Khalifa. Pas moins de cinq virements, d’un montant total de 37,1 millions d’euros, ont été effectués par le biais de Khalifa Airways à son profit, en mai et juillet 2002. Cette période correspond à celle où Rafik Khalifa avait acheté, avant de la revendre plus tard à moitié prix, la villa La Bagatelle sur les hauteurs de la ville de Cannes, où s’était déroulée la soirée évoquée plus haut.

Une mémorable soirée qu’un homme doit certainement regretter. Sur sa carte de visite de l’époque, celui-ci se présentait comme « conseiller du commerce extérieur pour la France », mais son activité ne se limite pas à cela. Français, ancien conseiller de la présidence comorienne, proche du pouvoir tunisien, où il compte quelques solides amitiés, il possède un joli carnet d’adresses. Pendant plus de deux ans, au moment où Rafik Khalifa a voulu diversifier ses activités en Europe et dans les pays du Golfe, il était son consultant. Il est notamment intervenu dans le rachat d’une filiale du groupe allemand du BTP Holzmann ainsi que dans l’acquisition de deux stations de dessalement d’eau de mer auprès d’une firme saoudienne, Huta Sete, pour un montant de 26,5 millions de dollars. Il aurait reçu, entre juillet et septembre 2001, quatre virements pour un total de 2,03 millions de dollars.

Me Pierre-Olivier Sur, avocat du consultant de Khalifa, qui a indiqué que son client ne souhaite pas communiquer avec la presse, confirme que trois factures correspondent effectivement à un travail réalisé pour le compte du groupe Khalifa. « Nous communiquerons, si besoin est, lorsque le dossier sera bouclé au niveau de la chambre d’instruction du tribunal de grande instance de Nanterre », a-t-il ajouté.

Où en est l’instruction à Alger ? À en croire certaines sources, de nouvelles investigations ont permis de voir plus clair dans la scandaleuse gestion des activités du groupe Khalifa. Cependant, affirme un expert algérien, il faudra encore plusieurs années pour éplucher les deux millions d’opérations réalisées par Khalifa Bank depuis sa création en 1998. Quant au procès, s’il se tient, il se fera en l’absence du principal concerné. Rafik Khalifa, toujours sous mandat d’arrêt international, coule des jours tranquilles dans la capitale britannique. Aux dernières nouvelles, il veut recruter des journalistes pour relancer sa chaîne KNews, basée à Londres.

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