[Tribune] La Tunisie est-elle réellement une république ?
Voilà dix ans que le pays en a fini avec la dictature. Pour autant, la vie politique n’a pas su faire émerger une culture de la démocratie, selon l’essayiste Amine Snoussi.
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Amine Snoussi
Essayiste, auteur de « La politique des Idées » (Centre national du livre), et militant pour la justice sociale et écologique.
Publié le 3 décembre 2020 Lecture : 3 minutes.
Au cours du siècle écoulé, la définition de « république » a singulièrement évolué, de la définition strictement juridique d’un État à celle d’un État qui défend des valeurs précises, inscrites dans un projet national. Les Tunisiens sont encore à la recherche de celles promues par leur République.
Dans un régime autoritaire, ces valeurs peuvent être définies de deux façons : soit par l’idéologie — c’est le cas des États du communisme asiatique — soit par les seules lumières d’un homme, à la tête de l’État. Le destourianisme, qui a tenu lieu d’idéologie à la Tunisie durant plus d’un demi-siècle, n’était finalement que le fruit de la pensée de Habib Bourguiba, qui a érigé son pragmatisme en méthode de gouvernement sur l’entièreté de la nation. Pas à proprement parler une idéologie, donc. Et encore moins un corpus de « valeurs » républicaines.
Mérite, liberté, dignité
Les Tunisiens auraient pu tirer profit du momentum révolutionnaire en 2011 pour jeter les bases d’une véritable République à un rare moment d’unité nationale, en reprenant les mots d’ordre défendus par les manifestants — mérite, liberté et dignité.
La Tunisie est de plus en plus écartelée entre différents extrêmes
Mais cette opportunité semble appartenir au passé : la Tunisie est de plus en plus écartelée entre différents extrêmes, qui tous proposent des directions nous éloignant d’une construction républicaine loin d’être achevée.
Le Néo-Destour rhabillé en Parti destourien libre (PDL), ou l’islamisme : dix ans après la révolution, le pays ne semble pas avoir été capable de dépasser ce face à face. L’un propose un modèle conservateur dont la seule source juridique est l’islam, quand l’autre ne promet qu’un retour en arrière, avec une présidentialisation du pouvoir et l’interdiction pure et simple de l’autre bord.
Un clivage qui se superpose aux divisions sociales : d’un coté, la classe populaire, conservatrice car les islamistes sont les seuls à s’être donnés la peine d’aller à sa rencontre. De l’autre, une partie de la classe moyenne et de la bourgeoisie qui refuse d’admettre jusqu’à l’existence de ce qui ne lui ressemble pas et tend à nier le droit à la parole de l’autre bord pour de simples désaccords idéologiques. C’est la culture démocratique et républicaine elle-même qui est ainsi victime du face à face.
Solder enfin les années Bourguiba ?
Peut-être faut-il revenir bien des années en arrière pour comprendre l’origine du mal. L’affection pour Habib Bourguiba, le père de l’indépendance, a en quelque sorte participé à compromettre la mise en place d’une véritable république. Car sitôt l’indépendance acquise, la vie et la pensée politiques tunisiennes ont été entièrement placées sous le contrôle du Combattant suprême, devenu l’alpha et l’omega de la république.
Dans ce vide, beaucoup de Tunisiens se sont tournés vers des structures en principe apolitiques, mais qui ont su s’organiser pour capter une partie de la frustration de la population : organisations islamistes, syndicats, clubs de football… Tout cela ne crée pas une nation fédérée autour de valeurs communes, et encore moins une vie politique saine.
Où est notre langage commun ? Quelles sont nos valeurs transpartisanes ?
Aux États-Unis, la république c’est le droit à la propriété, et la foi que quiconque a l’opportunité de tout créer à partir de rien. En France, la république, c’est la laïcité et les droits de l’Homme. En Allemagne, la république fédérale se focalise sur l’unité et la tolérance. Et même s’il existe un fossé entre ces valeurs affichées et leur application réelle, la scène politique se doit de se conformer à ce langage commun, lequel permet aux divergences de s’exprimer sainement.
Sur une scène publique tunisienne où les menaces réciproques d’interdiction sont régulièrement échangées entre les forces politiques, où est notre langage commun, quelles sont nos valeurs transpartisanes ? Tant que nous n’aurons pas apporté de réponses claires à ces questions, l’État tunisien ne pourra réellement se prétendre une république.
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