Et maintenant ?

Publié le 14 mars 2005 Lecture : 6 minutes.

Ce n’est pas le moindre paradoxe du Liban : la situation politique, qu’on dit tellement bloquée, y est en même temps si fluide qu’elle est toujours susceptible de basculer, presque d’une heure à l’autre. Une explosion, la décision imprévisible d’un chef de parti, les répercussions locales d’un discours prononcé à des milliers de kilomètres suffisent pour invalider des pronostics patiemment échafaudés. Près d’un mois après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et les bouleversements politiques qu’il a déclenchés, il semble toutefois qu’on dispose des cartes avec lesquelles se jouera la partie à venir. Manque encore la table autour de laquelle Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, appelait, le 8 mars, les « représentants de tous les pouvoirs du Liban » à se rencontrer.

L’opposition. Ce seul mot est, en lui-même, porteur d’un contexte nouveau. Depuis que la « rue musulmane » sunnite a pleuré son leader aux côtés des chrétiens et des druzes et qu’elle a crié avec eux sa volonté d’indépendance, on a vu se constituer le « trépied », inédit au Liban, à partir duquel une profonde transformation des relations non seulement politiques, mais aussi sociales, est devenue envisageable. Cette configuration nouvelle avait certes été préparée par de nombreuses négociations menées au sein de chacun des camps. Elle a été spontanément adoptée par le rassemblement fusionnel de la place des Martyrs. Reste qu’aujourd’hui le bénéfice politique de ces changements paraît bien mince. « L’opposition nationale plurielle », qui a refusé de participer aux consultations pour la désignation du Premier ministre chargé de remplacer le gouvernement démissionnaire, s’est vu dénier par le président Émile Lahoud – pour des raisons « constitutionnelles » – le droit de présenter le « cahier des charges » qui soutenait ses revendications. Le retour aux affaires d’Omar Karamé, renommé par défaut après avoir été contraint de céder à la pression populaire, laisse un goût d’amertume. Les militants des différentes formations qui s’accrochent à leur sit-in voient se faner les couronnes mortuaires des victimes de l’attentat et s’envoler les colombes qui y nichaient sans disposer de réelles perspectives politiques.
À l’exception du médecin et député indépendant Farès Souaid qui s’est souvent fait applaudir à la tribune, le mouvement de l’opposition unie n’a pas révélé de personnalités susceptibles d’occuper un poste de responsabilité dans une nouvelle configuration partisane. Et combien de temps cette opposition restera-t-elle unie ? Toutes ses composantes adopteront-elles la même attitude vis-à-vis d’un éventuel contrôle international du processus électoral ouvert pour le mois de mai ? Et vis-à-vis du retrait des Syriens, qui manoeuvrent, dans tous les sens du terme, avec leurs alliés libanais ? Et vis-à-vis du souhait parfois exprimé de la présence de listes uniques aux prochaines élections ? Déçus d’avoir vu la montagne libanaise accoucher d’une souris, certains opposants ne seront-ils pas tentés de pousser le curseur plus loin pour contraindre enfin leurs alliés occidentaux – ou l’ONU – à exercer sur leurs adversaires les pressions qu’ils leur réclament, avec tous les risques que feraient courir de telles initiatives ?

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Le Hezbollah. La formation chiite n’est certes pas, quant à elle, en manque de leader. Depuis plusieurs semaines, l’autorité de Hassan Nasrallah n’a fait que grandir jusqu’à le rendre « incontournable » pour tous les protagonistes de la vie politique – Walid Joumblatt et Amine Gemayel, parmi bien d’autres – qui se sont pressés dans l’antichambre de son bureau. Cette stature acquise lui permettra-t-elle de maintenir le cap national de son mouvement, malgré le poids de la Syrie dont il tire ses moyens d’action ? Beaucoup ont analysé les excuses et les remerciements appuyés qu’il a adressés, au nom du Liban, à Bachar al-Assad, comme la volonté du Hezbollah de s’acquitter d’une dette symbolique avant de réclamer une indépendance réelle. Ses mots d’ordre sont clairs : refus catégorique de la résolution 1559 prévoyant le désarmement des milices (« Nous protégeons les armes du Hezbollah ») ; refus de l’implantation des Palestiniens au Liban, ce qui signifie que la lutte doit se poursuivre, au-delà de la seule récupération des fermes de Shebaa encore occupées par Israël, jusqu’à la libération totale de la Palestine ; application immédiate des accords de Taëf, ce qui pourrait ouvrir la voie au soutien par le Hezbollah de l’évacuation du territoire par l’armée syrienne ; enfin, formation d’un gouvernement d’union nationale (de préférence au gouvernement « neutre » que l’opposition appelait de ses voeux), que le nouvel/ancien Premier ministre Omar Karamé aura sans doute quelque mal à mettre sur pied.

Les pressions internationales et la Syrie. Ce n’est plus, en l’affaire, la rue qui parle, mais la télévision. On suit chaque soir sur le petit écran des mouvements de camions poussifs surmontés de soldats hilares qui cahotent vers des destinations inconnues : s’agit-il d’un simple redéploiement dans la plaine de la Bekaa ou d’un repli de l’autre côté de la frontière syrienne ? Les déclarations émanant de Damas ne donnent guère plus d’assurances. Ici, l’ambassadeur syrien à Washington se montre catégorique, affichant les dates d’un retrait complet avant l’été. Là, un comité militaire mixte syro-libanais aligne des problèmes techniques préalables à l’évacuation tellement complexes qu’on doute qu’ils puissent être tous réglés au XXIe siècle. Pendant ce temps, l’opposition dénonce les simples gesticulations américaines, inopérantes sur Damas, ou somme la France de prendre ses responsabilités sans se cacher derrière l’Europe et les Nations unies. Le respect des accords de Taëf auxquels les événements récents ont redonné leur lustre servira sans doute de base à une évacuation militaire qui sait prendre son temps pour donner à la Syrie, dont les soldats sortent l’un après l’autre par la porte, la possibilité de rentrer, en civil, par la fenêtre.

Les points de convergence. S’il faut bien admettre que l’espoir d’un changement pacifique radical de la donne politique libanaise – avec son corollaire d’une indépendance totale reconquise sur la Syrie – recule au fil des jours, on peut cependant relever un certain nombre d’acquis, porteurs d’autant d’évolutions. Tout d’abord, depuis que le « frein inhibiteur sunnite a sauté » (selon les termes de Farès Souaid) en rassemblant les différentes communautés religieuses sous le même drapeau, la menace d’un retour des conflits interconfessionnels qui ont si souvent ensanglanté le pays a reculé. Plus encore : le Liban pourrait saisir enfin l’occasion de réaliser ce « modèle-pont » islamo-chrétien dont le monde arabe et l’Occident ont tant besoin, et qu’il est condamné à réussir chez lui. Cela, chacun en est conscient, y compris le Hezbollah dont les déclarations réitérées, par la voix de Nasrallah, ont rappelé que « la sécurité du Liban est pour tous une ligne rouge à ne pas franchir ». Des paroles manifestement entendues par les participants au rassemblement du 8 mai et une grande majorité de la population, dans tout le pays.
Aussi choquants qu’on les juge, les incidents répertoriés (coups de feu contre les occupants d’une voiture pavoisée, bastonnades sur la place des Martyrs, exactions à l’encontre d’ouvriers syriens) sont restés isolés. La peur que les violences du passé reviennent mettre en péril la spectaculaire reconstruction du pays et sa capitale magnifiquement restaurée est sans doute bonne conseillère : encore présentes en nombre au Liban, les armes n’ont pas été exhibées, ce qui offre le minimum de sérénité nécessaire au développement du dialogue politique.
Enfin, malgré les réticences des loyalistes, l’idée selon laquelle la Syrie cesserait d’être un occupant dictant sa loi dans tous les domaines – militaire, mais aussi politique, policier, professionnel et financier – pour devenir ce « partenaire privilégié » auquel la géographie et l’histoire donnent, à elles seules, toute sa légitimité, a fait son chemin dans une très grande partie de la population. La balle est désormais dans le camp de Damas, qui doit accepter ce principe avant de négocier le calendrier et la méthode.

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