Élisabeth Guigou : « On peut, par l’économie, surmonter les blocages diplomatiques entre Afrique et Europe »

Avec la fondation La Verticale AME, l’ancienne ministre française Élisabeth Guigou veut rapprocher Europe, Afrique et monde méditerranéen. Une réunion de grands patrons est organisée ce jeudi.

Élisabeth Guigou, à l’IPEMED, à Paris, le 30 novembre 2020 © Africapresse

Élisabeth Guigou, à l’IPEMED, à Paris, le 30 novembre 2020 © Africapresse

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Publié le 3 décembre 2020 Lecture : 5 minutes.

Ce 3 décembre, une réunion virtuelle de responsables politiques et de patrons de grandes entreprises africaines (parmi lesquels le Tunisien Aziz Mebarek d’Africinvest, le Sénégalais Mamadou Diagna Ndiaye de Mimran, l’Ivoirien Vincent Le Guennou d’ECP, et le Togolais Didier Acouetey d’AfricSerach) et européennes est organisée par la fondation La Verticale AME, que préside l’ancienne ministre française Élisabeth Guigou. Émanation de l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed), la fondation poursuit le même objectif : faire dialoguer et coopérer citoyens et entreprises d’Afrique, d’Europe et de l’Est de la Méditerranée.

Jeune Afrique : La fondation que vous présidez veut promouvoir l’intégration régionale entre rives nord et sud de la Méditerranée. On a le sentiment que plusieurs institutions sont déjà dédiées à ce projet. Pourquoi une de plus ?

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Élisabeth Guigou : C’est exact et nous ne souhaitons pas être un « grand machin » dispendieux de plus. La Verticale veut être un « réseau de réseaux » qui réunit trois types d’acteurs. D’abord des think tanks chargés de penser l’avenir, parce que, comme j’en ai moi-même fait l’expérience, les gouvernements sont toujours rattrapés par l’urgence des crises et ne sont pas en position de le faire. Ensuite des entrepreneurs, parce que nous estimons que rien ne peut se faire sans le secteur privé, qui possède à la fois les forces vives et une partie des sources de financement. Et enfin ce que nous appelons le « groupe des sages », des dirigeants politiques que nous avons réunis le 16 juillet dernier autour de notre président d’honneur, Jean-Claude Juncker.

Plusieurs chefs d’État et de gouvernement en exercice s’étaient joints à nous afin de manifester leur volonté de faire émerger des partenariats entre les régions qui composent la « verticale », à savoir l’Europe, le monde méditerranéen et l’Afrique. Notre originalité est là : nous voulons promouvoir des projets concrets et mettre en place des groupes de travail permanents, pas seulement réunir des gens ponctuellement lors de sommets à grand spectacle.

Si l’Europe achetait tous ses produits tropicaux à l’Afrique et si l’Afrique achetait toutes les productions du Nord à l’Europe, nous créerions un immense marché commun, notamment pour les filières agricoles.

Vous souhaiteriez qu’Afrique et Europe collaborent au sein d’unions continentales comme il en existe en Asie ou entre les deux Amériques, c’est bien cela ?

Exactement. L’Amérique du Nord et du Sud coopèrent avec différentes alliances telles que l’Alena, le Mercosur, la ZLEA ou le Caricom. L’Asie et l’Océanie ont créé l’Asean, l’AANZFTA ou l’EAS. Malheureusement, il n’existe rien de comparable entre les pays membres de l’Union africaine et ceux de l’Union européenne, alors que les complémentarités sont évidentes. Par exemple, nous avons travaillé sur cette hypothèse : si l’Europe achetait tous ses produits tropicaux et équatoriaux à l’Afrique et si l’Afrique achetait toutes les productions du Nord à l’Europe, nous créerions un immense marché commun, notamment pour les filières agricoles.

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Nos deux continents ont des défis économiques et sociaux communs à relever : l’emploi des jeunes, le climat, la sécurité, l’économie numérique… Nous avons une histoire commune, qui comporte des tragédies certes, mais moi-même, comme beaucoup de Français, je suis née sur l’autre rive de la Méditerranée et je ne la considère pas comme une barrière, mais comme un pivot indispensable entre nos continents.

Et pourtant, vous le dites, les autres régions du monde ont créé des structures communes, mais pas nous. Pourquoi ?

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Je pense que c’est lié à l’histoire, bien sûr, à la colonisation. Mais il est temps de dépasser les ressentiments, je crois d’ailleurs que c’est la volonté d’Emmanuel Macron qui croit vraiment à une nouvelle forme de partenariat. Et il y a une autre raison : nos pays sont habitués à des relations bilatérales, c’est-à-dire par nature asymétriques et déséquilibrées. Nous devons nous regrouper.

À ce titre, la création de la zone de libre échange en Afrique est un signe très encourageant. Mais au-delà, il faut vraiment surmonter les antagonismes, comme l’ont fait la France et l’Allemagne pour créer l’Union européenne, en commençant par des partenariats sur des sujets très précis, à l’époque le charbon et l’acier. On peut, par l’économie, surmonter les blocages diplomatiques parce que les interlocuteurs ne sont pas les mêmes, les intérêts sont communs.

Vous parliez de sujets concrets. Comment ne pas en rester aux déclarations de bonnes intentions ?

En proposant des choses très concrètes, justement. Premier exemple : l’organisation des villes, qui est un sujet très important pour nos deux continents. Nous voulons réunir des architectes et des urbanistes qui réfléchissent à ces problèmes, et nous intéresser en particulier aux zones industrielles spéciales comme la Chine en a développé en Éthiopie ou au Kenya. Ces zones sont réservées aux entreprises chinoises, à l’inverse nous proposons de créer des zones cogérées par les Africains et les Européens.

Une autre idée, formulée lors de notre réunion de juillet par l’ancien président du conseil italien Romano Prodi, serait de réunir des universités des deux continents qui échangeraient des étudiants et délivreraient des diplômes communs.

La relocalisation a un sens à l’échelle de nos continents, dans une démarche de régionalisation.

Quel impact la crise du Covid-19 a-t-elle eu sur vos propositions ?

Elle les a rendues encore plus pertinentes ! La crise a montré un besoin de proximité, de retour à une certaine autonomie de production, de relocalisation. Mais la relocalisation ne peut pas être nationale, ce serait aberrant. Par contre elle a un sens à l’échelle de nos continents, dans une démarche de régionalisation.

Cette démarche de rapprochement, de co-construction comme vous l’appelez, n’a-t-elle pas besoin d’être portée par des personnalités de premier plan ? Avez-vous pour projet de trouver des personnes capables de l’incarner ?

Nous espérons recevoir un soutien à notre démarche lors du prochain sommet Europe-Afrique et, déjà, nous sommes très fiers que Jean-Claude Juncker ait accepté d’assurer la présidence d’honneur de la fondation. J’en suis actuellement la présidente, mais bien sûr la gouvernance a vocation à évoluer. Notre idée, logiquement, est d’avoir une direction assurée par trois personnes, probablement d’anciens chefs d’État, l’un venant d’Afrique, le deuxième d’Europe et le troisième du Sud ou de l’Est de la Méditerranée. Côté africain, nous avons approché plusieurs personnalités. Mahamadou Issoufou, qui quittera bientôt le pouvoir au Niger, a tenu des propos très intéressants lors de notre réunion du 16 juillet. Mais rien n’est décidé, et surtout pas figé.

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