Silence, on enquête !

Où se trouve Guy-André Kieffer, le journaliste franco-canadien disparu à Abidjan le 16 avril 2004 ? A-t-il été enlevé ou tué ? Par qui, pourquoi ?

Publié le 14 février 2005 Lecture : 6 minutes.

Guy-André Kieffer serait-il le journaliste oublié ? Autant le gouvernement français s’est mobilisé pour Christian Chesnot et Georges Malbrunot après leur enlèvement en Irak, autant il continue de le faire pour Florence Aubenas, autant il reste étrangement passif depuis la disparition du journaliste franco-canadien le 16 avril 2004 à Abidjan. Pis encore, le mois dernier, il a refusé de donner un ordre de mission aux juges français Patrick Ramaël et Emmanuelle Ducos afin qu’ils retournent en Côte d’Ivoire pour poursuivre leur enquête. Motif officiel : leur sécurité n’aurait pas pu être assurée par l’ambassade de France à Abidjan. Finalement, après des dizaines de coups de téléphone et quelques articles de presse, les autorités françaises ont cédé. Les deux juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris, accompagnés de deux policiers de la brigade criminelle, devaient arriver à Abidjan le 12 février. Le ministère français des Affaires étrangères fait grise mine. Il sait que cette enquête risque de compliquer un peu plus ses relations avec le président Laurent Gbagbo. Mais les deux juges ont gagné ce bras de fer.
À l’origine de ce rebondissement, une femme, Osange Silou-Kieffer. L’épouse du disparu est tenace. Surtout, elle n’aime pas qu’on lui raconte des histoires. Le 6 mai 2004, Laurent Gbagbo la reçoit au palais présidentiel et lui dit : « La main sur le coeur, je suis sûr que Guy-André est vivant. » Depuis, elle se bat contre toutes les langues de bois, les fausses promesses et les demi-mensonges. À ses côtés, un juge obstiné, Patrick Ramaël. Le 18 mai, lors d’un premier voyage à Abidjan, le magistrat réussit un joli coup. Avec l’aide de la police ivoirienne, il se procure et exploite le relevé des appels téléphoniques de Michel Legré, le dernier homme à avoir vu vivant Guy-André Kieffer le 16 avril à 13 h 30 sur le parking du supermarché Prima d’Abidjan.
Au cours de l’interrogatoire, le juge le confond. Coincé, l’homme d’affaires ivoirien reconnaît qu’il a eu plusieurs contacts téléphoniques le matin du 16 avril avec Aubert Zohoré, le directeur de cabinet du ministre de l’Économie et des Finances Paul-Antoine Bohoun Bouabré. Plus tard, il avouera également avoir reçu une enveloppe de 1 million de F CFA de la main du ministre lui-même dans l’après-midi de cette journée du 16 avril. Il dément cependant tout lien entre ces deux faits et la disparition du journaliste franco-canadien, mais, pour beaucoup, il a tout simplement servi d’appât lors de l’enlèvement.
Michel Legré est le témoin clé. À Abidjan, tout le monde le devine très vite. À commencer par sa belle-soeur, Simone Gbagbo, l’épouse du chef de l’État. Quelques jours après ses révélations au juge français, il est convoqué à la résidence présidentielle pour une réunion de famille. L’explication est très directe, voire violente. Le 28 mai, il est inculpé par la justice ivoirienne de complicités d’enlèvement et d’assassinat, et incarcéré à la Maca, la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan.
Depuis cette date, l’enquête semble piétiner. En réalité, elle avance à petits pas. Et l’étau se resserre autour du ministère de l’Économie et des Finances. En octobre 2004, lors d’un troisième voyage à Abidjan, le juge Ramaël, accompagné cette fois de sa collègue Emmanuelle Ducos, peut interroger, entre autres, Aubert Zohoré, l’homme de confiance de Paul-Antoine Bohoun Bouabré, et Bertin Kadet, le conseiller de Laurent Gbagbo pour les affaires de sécurité et de défense. Les deux hommes se disent totalement étrangers à l’affaire.
Aujourd’hui, à l’occasion de cette quatrième mission, les deux magistrats français vont sans doute chercher à entendre des militaires : Séry Lia et le capitaine Gouamene (le juge Ramaël, qui souhaite les entendre, les cite dans un courrier adressé le 2 juillet 2004 à son homologue chargé de l’enquête côté ivoirien) qui sont introuvables depuis mai 2004. Or ils auraient des informations sur les circonstances de l’enlèvement du 16 avril. Patrice Bailly, lui, a refusé jusqu’ici d’être interrogé. Or, en avril 2004, il commandait un camp militaire où le journaliste franco-canadien aurait pu être séquestré. Les deux juges souhaiteront-ils entendre le ministre de l’Économie et des Finances lui-même ?
« Jusqu’à sa disparition, Guy-André travaillait sur la filière cacao et les marchés financiers. Il s’était fait beaucoup d’ennemis. Depuis l’enlèvement de mon mari, le nom de Paul-Antoine Bohoun Bouabré est cité avec insistance. Je ne sais pas s’il est mêlé à l’affaire de près, de loin ou pas du tout. Mais je pense que son audition pourrait permettre d’avancer sur cette piste ou d’orienter l’enquête vers une nouvelle direction », indique Osange Silou-Kieffer.
Le témoignage de Michel Legré, c’est à la fois la force et la faiblesse de l’enquête des deux juges français. « Monsieur Legré dit des choses, mais il ne peut pas les prouver », fait remarquer Patricia Hamza-Attéa, l’avocate de Bertin Kadet. « En tout cas, son témoignage n’est pas opposable à mon client », ajoute-t-elle. « Le témoignage de Michel Legré comporte de nombreuses contre-vérités », écrit le Courrier d’Abidjan, un journal proche de Simone Gbagbo, qui traite l’homme d’affaires ivoirien de « pion de la France […] dont l’objectif est de couler les autorités ivoiriennes ». Mais les enquêteurs disposent aussi d’éléments matériels accablants.
L’ordinateur portable du disparu a été retrouvé au domicile d’une amie de Michel Legré grâce aux indications de celui-ci, et le récit de ce témoin clé sur sa journée du 16 avril est confirmé par les bornes téléphoniques que son portable a activées au cours de ses déplacements. Ainsi, à 13 h 30 ce jour-là, il est bien dans la zone du supermarché Prima. À 16 heures, il se rend au Plateau, dans le quartier des ministères. À 19 heures, il est à nouveau du côté de Prima. Et à 21 heures, il est localisé à l’aéroport Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan, là où la voiture de Guy-André Kieffer sera retrouvée deux semaines plus tard, garée dans le parking…
Aujourd’hui, dans un souci d’efficacité, les deux juges français souhaitent faire transférer ce suspect en France, pour une mise à disposition de deux mois. C’est l’entraide pénale. « Je ne suis pas d’accord. Quel est le fondement juridique de l’exfiltration d’un Ivoirien poursuivi dans son propre pays alors que les juges français ont déjà la possibilité de l’interroger en Côte d’Ivoire ? » dit l’un de ses avocats, Mohamed Lamine Faye. Si la demande est bien partie de Paris, elle doit être désormais sur le bureau… d’Henriette Diabaté, la ministre de la Justice. La dirigeante du Rassemblement des républicains (RDR) ne fait rien qui puisse entraver l’enquête. Au contraire.
Le 6 novembre dernier, au plus fort des manifestations antifrançaises et des pillages dans la capitale ivoirienne, quand les portes de la Maca se sont ouvertes, Michel Legré est l’un des rares prisonniers qui ne s’est pas évadé. « Mes codétenus m’ont dit de les suivre, mais j’ai refusé parce que je n’ai rien à me reprocher », confie-t-il aujourd’hui. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il se sent probablement plus en sécurité dans une cellule que dehors… En tout cas, le ministère de la Justice l’a aussitôt fait transférer dans un lieu plus sûr, à l’école de police. Un témoin, ça se protège ! Quant à la remise temporaire du détenu à la France, c’est une décision politique qu’Henriette Diabaté ne prendra évidemment pas seule.
Au fil des mois, par la persévérance d’une épouse et d’un juge, l’affaire Kieffer est devenue une pomme de terre chaude. Guy-André Kieffer était le journaliste le mieux informé sur les circuits financiers de Côte d’Ivoire. Il en savait trop, et c’est sans doute la raison pour laquelle il a disparu. Plusieurs dignitaires du régime sont mis en cause. Jusqu’où Laurent Gbagbo les couvrira-t-il ? C’est peut-être une question brûlante pour les semaines à venir.

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