La « Servante » était une taupe

Agent double en talons aiguilles, la belle Katrina Leung a fini par se faire pincer par le FBI. Avant d’être relaxée, faute de preuves.

Publié le 14 février 2005 Lecture : 7 minutes.

Elle est belle, intelligente, riche et mystérieuse, forcément mystérieuse. Elle était une habituée des réceptions officielles à Los Angeles, où elle s’affichait volontiers au bras des notables du cru. Chef d’entreprise prospère, militante du Parti républicain courtisée à la veille de chaque campagne électorale pour son aptitude à mobiliser les milieux financiers, elle aurait pu se contenter de suivre le parcours exemplaire d’une immigrante chinoise naturalisée américaine et passée maître dans l’art de jouer sur tous les registres du capitalisme libéral.
Ce personnage public avait toutefois sa face cachée : l’executive woman de la côte Ouest était aussi une Mata Hari. Vingt ans durant, le FBI a généreusement rétribué ses informations exclusives sur les coulisses de la Chine populaire. Son nom de code : « la Servante ». Mais les « fédéraux » ignoraient que, simultanément, dans les services secrets chinois, la dame se faisait appeler « Luo Zhongshan ». Et qu’elle était chouchoutée à Pékin comme l’une des meilleures « taupes » qui ait réussi à s’enfouir jusqu’au coeur des agences de renseignements américaines…
Pour autant qu’on puisse l’affirmer, son patronyme véritable est Katrina Leung. Ses prestations étant toujours restées confidentielles, le bilan de son activité d’agent double ne peut être étayé que par des rumeurs invérifiables. À Washington, on avance néanmoins qu’elle aurait révélé aux Chinois que la CIA avait truffé de micros le Boeing 767 commandé par Pékin aux Américains pour servir aux déplacements de leurs dirigeants. Et qu’elle aurait « cassé » une opération de contre-espionnage des services américains dans le domaine nucléaire en dévoilant à ses honorables correspondants au-delà de la « Grande Muraille » l’identité des agents du FBI chargés de les neutraliser. Pendant des années, les avertissements des limiers américains sont restés lettre morte : la dame conservait toute la confiance de leur hiérarchie. Jusqu’à la découverte, l’an dernier, au domicile de « la Servante », de documents de nature à dissiper tous les doutes sur sa véritable mission.
Fille d’un communiste chinois tué pendant la révolution culturelle, la petite Katrina, née à Canton il y a un peu plus d’un demi-siècle, a grandi à Hong Kong avant de poursuivre de brillantes études à Chicago, puis à Los Angeles. C’est là qu’elle a très vite donné la mesure de ses talents dans ses domaines de prédilection : les affaires et… les hommes.
En 1982, elle est déjà mariée à un ressortissant chinois quand elle rencontre, dans la fleur de ses 28 ans, un certain James Smith, marié lui aussi et son aîné de dix années. Le gaillard est d’autant plus attiré par les beautés aux yeux bridés qu’il a reçu une formation d’agent secret, spécialiste de l’Extrême-Orient. Katrina ne met pas longtemps à récompenser cette vocation en le laissant pénétrer dans sa cité interdite…
Au cours de leurs nombreux tête-à-tête, Katrina fournit d’abord à son amant de banales informations sur certains membres de la communauté chinoise locale. Puis, au fur et à mesure qu’elle réussit à nouer des relations plus étroites avec les diplomates chinois, et, à travers eux, avec les dirigeants de son pays natal – en 1999, elle a accueilli en Californie le Premier ministre Zhu Rongji et organisé en son honneur un banquet fastueux -, elle lui révèle le dessous de certaines cartes de la politique de Pékin. Pour ses vingt années de bons et loyaux services, madame Leung avoue avoir reçu de la main de Smith plus de 1,7 million de dollars. De quoi entretenir une passion amoureuse… qui n’a pour autant rien d’exclusif. En sus de cette idylle et de ses relations conjugales, la belle Katrina vit, à l’époque, une aventure parallèle avec un autre agent du FBI, William Cleveland. Apparemment, aucun de ses galants n’a jamais eu vent de l’existence des autres !
Au début des années 1990, la CIA, chargée d’« équiper » l’ambassade de Chine à Washington de caméras dissimulées dans des photocopieuses et autres gadgets électroniques, s’aperçoit que les agents de sécurité chinois démantèlent ce dispositif au fur et à mesure qu’il est mis en place. Les doutes se précisent avec l’affaire du « 767 » chinois, qui attire les regards du FBI sur Katrina Leung.
À partir de décembre 2001, le bureau de contre-espionnage du FBI obtient de la justice toutes les autorisations nécessaires pour mener sur le compte de Katrina une enquête approfondie : écoutes téléphoniques, enregistrement à distance de ses conversations, contrôle de ses fax et de ses courriels, jusqu’à la fouille secrète de ses bagages quelques jours avant un voyage en Chine. Bilan de cette « perquisition » : six photos d’agents du FBI, qui, bien sûr, auront disparu lors du retour de la dame aux États-Unis.
Par la même occasion, les enquêteurs obtiennent la preuve que Katrina Leung profite des nuits passées chez elle avec son amant pour microfilmer les dossiers top secret qu’il a le tort de garder dans sa serviette. Avant de les communiquer à « qui de droit ». Selon le procureur fédéral, la belle s’est rendue à plus de soixante-dix reprises en Chine. Elle y a rencontré plus de deux mille fois ses contacts à Pékin, parmi lesquels son supérieur hiérarchique, un certain « monsieur Mao » ! Finalement, le FBI découvre aussi seize comptes ouverts sous le nom de Katrina Leung et de son mari dans plusieurs pays, y compris en Chine et à Hong Kong.
Le 9 avril 2003, Katrina Leung est arrêtée et officiellement accusée « d’avoir aidé une force étrangère à obtenir des secrets d’État américains ». Le porte-parole du FBI doit reconnaître qu’elle travaille depuis longtemps pour son service. Pour faire bonne mesure, Smith est arrêté lui aussi, accusé tout à la fois de « relations sexuelles inopportunes avec un agent » et d’avoir « transporté illégalement des documents secrets ». Il choisit de plaider coupable et de collaborer avec la justice, c’est-à-dire de l’aider à faire « plonger » sa maîtresse, en contrepartie d’un acquittement programmé.
Las, le 6 janvier dernier, à la surprise générale, Katrina Leung est relaxée faute de preuves (sic), mais aussi en raison d’un défaut de procédure : le procureur l’a illégalement privée du droit de rencontrer son ancien amant – curieusement qualifié de principal témoin à décharge -, lui interdisant ainsi d’organiser correctement sa défense. Le rideau tombe sur l’affaire d’espionnage la plus spectaculaire qui ait jamais mis aux prises l’hyperpuissance américaine et son challengeur asiatique.
Ce verdict est toutefois loin de dissiper l’ombre épaisse qui continue de planer sur ce passionnant roman d’espionnage. Et il ne dissuadera certainement pas les « James Bond Girls » en col mao de poursuivre leur travail discret, de part et d’autre de l’océan. La menace constituée par les espions chinois est, depuis des années, un sujet d’actualité aux États-Unis. Si l’on en croit le rapport d’enquête publié en 2002 par le parlementaire Christopher Cox, plus de dix mille sociétés commerciales gérées par des Américains d’origine chinoise serviraient au recrutement d’espions au service de Pékin ! Un chiffre tellement exagéré qu’il en devient peu crédible. À l’inverse, les protestations indignées du bureau d’information de Pékin selon lesquelles « la Chine n’a jamais fondé le développement de sa défense nationale sur le vol de technologies » font, elles aussi, sourire plus d’un spécialiste.
Pour Washington, les services secrets de la Chine communiste sont le candidat idéal à la succession du défunt KGB. Depuis quelques années, la lutte invisible entre les deux géants atteint un paroxysme. La CIA va jusqu’à publier dans la presse américaine des annonces en langue chinoise pour faire connaître les « emplois » qu’elle propose dans le renseignement. Et l’autre camp, toujours en quête d’informations sur les sujets les plus divers, n’est évidemment pas en reste. Du coup, les Chinois-Américains se trouvent pris entre le marteau et l’enclume. Ils ne peuvent refuser les avances du FBI ou de la CIA par peur des représailles. Mais ne peuvent pas non plus éconduire les agents de Pékin, sous peine de devoir faire une croix sur leurs affaires avec la « mère patrie ». Pour eux, l’espionnage devient un piège sans issue.
Curieusement, la plupart des procès d’espionnage qui ont eu lieu depuis une quinzaine d’années aux États-Unis n’ont que rarement abouti à des peines de prison pour les inculpés chinois. Même Lee Wen Ho, accusé d’avoir révélé aux Chinois les secrets nucléaires du Pentagone, s’en est tiré par un compromis, en dépit des cinquante-neuf charges qui pesaient sur lui. Il a reconnu avoir illégalement téléchargé des dossiers sur son ordinateur personnel, ce qui a permis au procureur fédéral d’abandonner les cinquante-huit autres chefs d’inculpation, tout en sauvant la face de son gouvernement.
Serait-ce que les espions chinois connaissent assez bien les failles des lois américaines pour les contourner aussi facilement ? Ou bien les Américains vont-ils trop vite en besogne et intentent-ils des actions en justice sur des soupçons mal fondés ? À 51 ans, la toujours jeune Katrina Leung pourrait encore leur réserver quelques surprises…

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