La paix demain ? Inch’Allah

La rencontre de Charm el-Cheikh entre Ariel Sharon et Mahmoud Abbas a donné d’appréciables résultats. Mais pas d’illusions : le règlement du conflit n’est pas d’actualité.

Publié le 14 février 2005 Lecture : 8 minutes.

Les deux hommes se serrent difficilement la main à travers une table trop grande. C’est Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne qui va le plus loin, mais le Premier ministre israélien, handicapé par son embonpoint, n’est pas moins affable. Derechef, les deux hommes se livreront de bonne grâce à l’exercice pour complaire aux médias. C’était à Charm el-Cheikh, le 8 février, lors du sommet organisé par Hosni Moubarak, le président égyptien, en présence du roi Abdallah de Jordanie. La scène restera peut-être dans l’Histoire comme la meilleure illustration de la nouvelle donne au Proche-Orient. Israéliens et Palestiniens font ce qu’ils peuvent, leur bonne volonté n’est pas en cause, mais ils devront redoubler d’efforts pour franchir le fossé, sinon le gouffre, qui les sépare.
La tenue de la rencontre Sharon-Abbas, la première du genre depuis quatre ans, est, en soi, une prouesse. Et ses résultats sont loin d’être négligeables. Proclamé séparément, le cessez-le-feu a, cette fois, des chances d’être durable. Les mesures draconiennes qui entravent le déplacement des Palestiniens seront levées. Plus important encore, la rétrocession, étalée sur un mois, de cinq villes de Cisjordanie : Jéricho, Bethléem, Qalqiliya, Tulkarem et Ramallah. Par la suite, ce seront Hébron, Naplouse et Jénine. Neuf cents prisonniers (sur quelque huit mille) seront libérés. Une commission mixte sera chargée d’examiner une éventuelle extension de la mesure. Une autre discutera de la reprise du processus de paix, hypothèse évoquée dans le discours d’Abbas mais ignorée par Sharon.
Pour prometteuses qu’elles soient, toutes ces dispositions demeurent conditionnées au respect du cessez-le-feu. Le Hamas s’est empressé d’affirmer que les engagements de l’Autorité à cet égard ne l’obligeaient pas. Très vite, les incidents ont repris : tirs d’obus et de roquettes sur des civils israéliens. Bien que, selon l’organisation islamiste, il s’agissait de ripostes à des opérations israéliennes dans lesquelles deux personnes avaient été tuées, le chef de l’Autorité a réagi avec fermeté. Plusieurs responsables de la police accusés de n’avoir pas su empêcher les tirs ont été limogés – une première.
La vigueur de la réplique aura-t-elle un effet dissuasif sur les groupes armés ? C’est probable. À vrai dire, la position du Hamas est surtout rhétorique : il est en faveur d’une « trêve conditionnelle », la condition étant qu’Israël l’accepte en mettant fin à ses « assassinats ciblés ». Ce qui est le cas depuis le 8 février. Abbas devrait donc obtenir l’assentiment des fractions armées. Nabil Shaath, le chef de la diplomatie palestinienne, s’est rendu à Damas dès le lendemain du sommet pour solliciter le concours de la Syrie. Dans le même ordre d’idées, un émissaire a été dépêché auprès du Hezbollah libanais.
Mais la difficulté est ailleurs. Une fois le cessez-le-feu respecté et consolidé, conduira-t-il à la paix ? On peut en douter. Abbas et Sharon ne sont pas sur la même longueur d’onde. Lorsque le président palestinien évoque la « feuille de route » (qui prévoit la création d’un État palestinien en 2005) et le processus de paix, le leader israélien invite les Palestiniens à abandonner « leurs rêves irréalistes » et à « réduire à néant les forces qui s’opposent à la paix » (entendez : les groupes armés palestiniens).
À vrai dire, Sharon n’a qu’une préoccupation – et une priorité – en ce moment : Gaza. Il a à coeur de mener à bien son plan de retrait de ce territoire, prévu initialement pour mars et reporté à octobre. Décision superbement « unilatérale », elle risque d’être appliquée dans les pires conditions : sous les balles des colons et les roquettes du Hamas. Pour éviter ce scénario catastrophe (voir, dans J.A.I. n° 2300, l’article de Roger Cohen), il s’est résigné à un retrait « coordonné ». En clair, la bande de Gaza ne sera pas abandonnée au chaos mais transférée à l’Autorité palestinienne, qui fera en sorte que l’opération se déroule dans l’ordre et l’évacuation en douceur.
L’avenir politique de Sharon en dépend. Certes, il a réussi à se donner une majorité à la Knesset, grâce, en particulier, à l’entrée des travaillistes dans son gouvernement, mais il doit faire face à l’hostilité croissante de son propre parti, le Likoud. Aux dernières nouvelles, c’est Silvan Shalom, son ministre des Affaires étrangères, qui mène campagne pour un référendum destiné à empêcher le retrait prévu.
On pourrait soutenir que le cessez-le-feu n’est qu’un premier pas et que les questions essentielles seront abordées ensuite. « Chaque chose en son temps », aime à répéter Abou Mazen pour calmer l’impatience des Palestiniens. Ces questions sont connues : la colonisation (240 colonies, dont 120 devraient être évacuées à Gaza et 4 en Cisjordanie), Jérusalem-Est annexée, le mur qui traverse ici et là les terres palestiniennes, les réfugiés de 1948 (5 millions) et la souveraineté. Que les questions qui fâchent soient laissées de côté au départ pour être réglées une fois la confiance établie paraît judicieux, raisonnable, « bourguibien » pour tout dire. À ceci près que c’est précisément l’approche qui avait prévalu à Oslo, en 1993, avec les conséquences que l’on sait. L’opposition du Likoud et des colons ne va pas s’apaiser, elle risque de s’étendre après Gaza jusqu’à en finir avec le gouvernement, sinon avec Sharon lui-même.
La nouvelle donne transformant les adversaires en partenaires dans la recherche d’un règlement de paix, Sharon et Abbas auront besoin l’un de l’autre. Que le premier invite le second dans son ranch du Néguev n’est peut-être pas seulement un « coup de com ». Les rencontres, les discussions et la complicité qu’elles suscitent sont ici décisives. C’est sans doute ce qui a manqué le plus entre Ehoud Barak et Yasser Arafat et qui a peut-être fait capoter les négociations de Camp David, en juillet 2000. Les deux hommes, incroyable mais vrai, ne s’étaient jamais vus en tête à tête. Et lorsque Clinton les a réunis dans un dîner, Barak, placé entre Chelsea Clinton et Arafat, n’a eu d’attention que pour la fille du président et n’a point adressé la parole au leader palestinien…
Malheureusement, la perspective, la dynamique de paix relèvent davantage du wishful thinking, du voeu pieux. Sharon a toujours combattu Oslo et le processus de paix. Il a mis en place une stratégie diamétralement opposée pour régler à sa manière la question palestinienne. Il a abandonné Gaza pour mieux conserver les colonies en Cisjordanie, et les Palestiniens devront se contenter de bantoustans qu’ils pourront appeler « État palestinien », s’ils y tiennent. Le Premier ministre israélien est en position de force, il manoeuvre habilement pour faire passer son plan de Gaza, mais rien n’indique pour le moment qu’il ait changé de stratégie. En d’autres termes, il ne va rien lâcher sur l’essentiel. Qu’attend-il de Mahmoud Abbas ? Qu’il l’aide, on l’a vu, à franchir la mauvaise passe de Gaza et, surtout, qu’il « réduise à néant » les Hamas, Djihad et autres Brigades al-Aqsa. En contrepartie, le leader palestinien aura les moyens d’offrir aux populations des Territoires, qui n’en peuvent mais, une amélioration de leurs conditions de vie : elles pourront circuler et travailler (en Israël). Les Européens ne seront plus les seuls à les aider, les Américains mettront à leur tour la main à la poche et inviteront même les Arabes à se montrer plus généreux.
Mais pourquoi le président de l’Autorité palestinienne se prêterait-il à cette mascarade et adopterait-il une attitude en contradiction avec tout son itinéraire ? Et puis, Mahmoud Abbas, comme la plus jolie fille du monde, ne peut donner que ce qu’il a. Sans sacrifier à l’idéalisme, on peut dire que le projet national palestinien n’appartient à personne. L’Histoire a tranché : il ne disparaîtra pas. Et Israël pas davantage.
C’est dire que Sharon risque, après une accalmie, de tomber sur un os et de découvrir un Mahmoud Abbas, certes raisonnable, sérieux, modéré et tout ce qu’on voudra, mais finalement peu malléable parce qu’il se doit d’incarner, par la force des choses, le projet national palestinien. Que fera alors Sharon ? Pas de problème, c’est prévu. Si la guerre reprend, il se défaussera sur le leader palestinien pour lui faire endosser la faute. Les Israéliens savent y faire. Mahmoud Abbas sera assimilé à Yasser Arafat, diabolisé et déclaré hors jeu.
Et les Américains dans tout cela ? Condoleezza Rice, la nouvelle secrétaire d’État, se veut plus entreprenante que son prédécesseur. Elle a consacré sa première sortie au Moyen-Orient, a rencontré Sharon à Jérusalem et Abbas à Ramallah. Elle a tenu des propos relativement équilibrés évoquant l’État palestinien et invitant les Israéliens à « prendre des décisions difficiles ». Elle a désigné un général à la retraite, William Ward, pour « faciliter » la coopération entre les deux parties pour faire respecter le cessez-le-feu. Mais point trop n’en faut. Rice ne s’est pas recueillie sur la tombe d’Arafat et n’a pas non plus fait le voyage de Charm el-Cheikh. À tout prendre, cette absence était plutôt bienvenue si l’on songe au sommet-spectacle convoqué par son patron à Akaba en 2003 et demeuré sans lendemain… (Voir ci-dessus.)
On peut néanmoins relever, à travers le périple de Rice en Europe et au Moyen-Orient, un certain infléchissement de la diplomatie américaine. Malgré le succès relatif des élections irakiennes, la situation ne s’est pas sensiblement améliorée sur le terrain. L’armée américaine ne peut se permettre de passer la main à des forces irakiennes en voie de constitution et qui se trouvent quotidiennement prises pour cible par l’insurrection, qui, elle, fait preuve d’un redoutable professionnalisme. Or l’Irak et la Palestine sont intimement liées par un phénomène de vases communicants. Ainsi le veut la rue arabe. Mais aussi Washington. Il serait souhaitable que les mauvaises nouvelles en provenance d’Irak soient compensées par de bonnes nouvelles d’Israël-Palestine. Si « notre ami Sharon » pouvait faire quelques pas sur le chemin de la paix, l’Amérique lui en serait reconnaissante.
La paix, donc ? Mais quelle paix ? Il ne faut pas se faire d’illusions. Les États-Unis en Irak, en Palestine et dans le Grand Moyen-Orient en gestation souhaitent aussi bien la « liberté » que la paix. Mais la paix à leurs conditions, lesquelles, seule certitude pour le moment, sont très proches des conceptions de Sharon.
La veille du sommet du 8 février, on a pris soin de rebaptiser « Route de la paix » l’axe routier qui conduit à Charm el-Cheikh. À supposer que les protagonistes poursuivent tous ce noble objectif, elle sera forcément longue, semée d’embûches et meurtrière. À supposer qu’elle ne débouche pas sur une impasse.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires