Kassav fait de la résistance

On disait le zouk antillais moribond. Enchaînant les succès depuis cinq ans, le groupe créateur du genre affiche une santé éclatante.

Publié le 14 février 2005 Lecture : 5 minutes.

En arrivant à pas pressés au Zénith de Paris ce 6 février, Bader Thiam, Sénégalais de 38 ans, et son épouse ne se doutent de rien. Ils n’ont pas de billet, mais, au troisième jour du spectacle de Kassav, avoir une place doit être possible : n’a-t-on pas écrit que le zouk est moribond et que le groupe inventeur du genre, des has been, n’attire plus que quelques inconsolables nostalgiques d’une gloire passée ? D’où cette étrange sensation de plaisir et de déception mêlés en apprenant que le groupe joue à guichets fermés. Sentiment partagé par les centaines d’autres fans qui ont manqué ce dixième Kassav au Zénith, dont l’une des images fortes restera la présence sur scène de presque tous les piliers du groupe, y compris Georges Décimus, mais sans Patrick Saint-Éloi. Le premier, bassiste talentueux et membre fondateur, a réintégré la famille après quatorze ans de brouille alors que Patrick Saint-Éloi, chanteur romantique, s’en est allé tenter une carrière solo il y a deux ans.

L’année 2005 fleure le grand chelem pour Jacob Desvarieux et ses camarades. K Toz, leur quatorzième album, s’est déjà vendu à près de 100 000 exemplaires, dont 70 000 en France. Vingt mille personnes se sont précipitées aux trois soirées du Zénith, l’une des plus prestigieuses salles parisiennes, mieux qu’en 2001 ; une minitournée française a démarré le 11 février ; et un concert supplémentaire est annoncé au Zénith le 25 juin. Preuve que le groupe est en passe de faire taire les rumeurs sur l’essoufflement du zouk.
Porté à la connaissance du grand public dès 1979, date de la création du collectif, le zouk associe avec une puissance et une modernité inédites la basse, les cuivres et des claviers. Les influences musicales vont de la biguine au gwo ka, rythme traditionnel guadeloupéen, et surfent sur le funk et le rock. Un cocktail détonnant ! Pour répandre le son Kassav et promouvoir sa trouvaille, le groupe applique une formule efficace : les disques d’or alternent avec les succès des albums individuels. De Jacob Desvarieux (Oh ! Madiana, 1982) et Jocelyne Beroard (Siwo, 1986) à Patrick Saint-Éloi, Claude Vamur le batteur, Jean-Philippe Marthely et Jean-Claude Naimro (An balaté, 1985), chacun publie son album. D’aucuns y perçoivent à chaque fois une fissure. « C’était une stratégie pour installer le zouk. Il y a les albums de Kassav et ceux des membres de Kassav, mais jamais de séparation », précisa un jour Jocelyne Beroard.

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À la fin des années 1980, Kassav enchaîne les tournées triomphales, de la Belgique au Brésil, et découvre le Mali. Il s’installe ensuite au Zénith pendant dix jours, du 30 avril au 9 mai 1987, fait de l’album Vini pou un disque d’or, deux semaines après sa sortie chez la multinationale CBS, et entre définitivement dans la cour des grands. Reconnaissance ultime en 1988, Kassav est couronné « meilleur groupe de l’année » aux Victoires de la musique et, en 1989, il devient le premier groupe noir à se produire en Russie. Il n’empêche. Comme dans toutes les familles, tant de réussites, de sensations vécues avec fébrilité riment avec rigolades, mais aussi avec engueulades. Est-ce cela qui pousse au départ Georges Décimus en 1991 ? Il sera remplacé par Frédéric Caracas.
Au début des années 1990, peu de formations peuvent rivaliser avec Kassav ou revendiquer son palmarès. On sent néanmoins comme une baisse de régime. Malgré quelques spectacles ici et là, on est loin de la grande euphorie des années 1980. Quand, propulsé par le tube « Zouk la sé sèl médicaman nou ni » (littéralement, « Le zouk c’est notre seul médicament »), Kassav faisait ses premières tournées en Afrique et aux Antilles. Le Zénith de Paris entrait dans son tableau de chasse dès juin 1985, et, en 1986, il recevait son premier disque d’or devant 40 000 personnes en Guadeloupe.
Disque d’or également en 1995, l’album Difé soupapé, avec sa brochette d’invités prestigieux (Manu Katché, Ray Barreto, Stevie Wonder, l’écrivain Patrick Chamoiseau), remet le groupe en selle. Kassav est aussi plébiscité en Amérique latine, où ses oeuvres sont sinon plagiées, du moins largement reprises. Pour séduire ce public et endiguer le phénomène, le groupe choisit en octobre 1997 d’enregistrer à Cuba quelques-uns de ses tubes adaptés en espagnol par Étienne Roda-Gil, parolier attitré de Julien Clerc. L’album Un toque latino sort en 1998 chez Sony.
Ces dernières années, le zouk à la sauce Kassav s’est vu déborder par des tendances love et R’n’B, qui ont les faveurs des jeunes. Les nouvelles icônes s’appellent Jean-Michel Rotin ou Thierry Cham et, à Dakar, Yaoundé et Libreville, on ne jure que par Kaysha, Harry Diboula ou Jacky Rapon. Textes convenus, musique parfois simpliste, le zouk-love fait recette. La vague Kassav retombe, on déclare le zouk mort. Mais c’est sans compter la contre-attaque que préparent Jacob Desvarieux et sa bande. L’homme à l’éternelle barbe poivre et sel marque le début de l’année 2000 avec Euphrasine Blues, album jubilatoire où il brode à la guitare de belles mélodies aux rythmes du gwo ka ou de la mazurka tirés du patrimoine caribéen. En juin de la même année, le message se veut plus clair : l’album Nou la ! (« Nous sommes là ! ») et ses quinze titres rappellent que Kassav ne fléchira point.
Jocelyne Beroard renforce ce vent d’optimisme en 2003 en invitant ses camarades pour son album Madousinay. Et le succès de Dis l’heure 2 Zouk, projet porté par le rappeur Passi et Desvarieux, apporte un souffle nouveau. À l’été 2004, le groupe triomphe devant 60 000 personnes à la vingtième édition du festival de Baia das Gates, sur l’île de São Vicente, au Cap-Vert. Preuve qu’en Afrique sa popularité reste forte. Au cours d’un récent passage sur France 2, Jocelyne Beroard insistait sur le rôle d’éveilleur de consciences que s’est attribué le groupe depuis sa création. Une dimension négligée, à son goût, par les médias, à cause de la barrière de la langue, les textes étant en créole.

Cette démarche identitaire, pourtant, est loin de laisser indifférents les jeunes Antillais. Nombre d’entre eux arboraient fièrement au Zénith des tee-shirts sur lesquels on pouvait lire « Guada » pour Guadeloupe et « Madinina » pour Martinique. Jocelyne Beroard en garde un souvenir ému. Elle qui milite pour le « devoir de mémoire », à propos de l’esclavage, à travers son Comité de la marche du 23 mai 1998, se réjouit qu’« enfin les jeunes aient compris qu’ils ont une autre identité que celle de citoyen ordinaire qu’on leur propose en les maintenant entièrement à part ».
Depuis 2000, Jocelyne est retournée « à la maison », à la Martinique, où elle partage son temps entre des concerts solo et les tournées du groupe. Les autres « dinosaures » de l’équipe ne sont pas en reste. Jean-Philippe Marthely vit aussi à la Martinique, où ses projets locaux ne connaissent pas un immense succès. Georges et Pierre-Édouard Décimus sont rentrés à la Guadeloupe ; le premier tient un restaurant à Pointe-à-Pitre tandis que son frère dirige un important festival de musique à Marie-Galante tout en poursuivant sa collaboration avec le groupe. Seuls Jacob Desvarieux et Jean-Claude Naimro sont demeurés parisiens.

Cette dispersion géographique n’empêche pas les membres du groupe de se retrouver, si nécessaire, pour remettre la machine Kassav en marche et écrire de nouvelles pages, chaque jour plus belles, de cette saga. Vingt-cinq ans que ça dure, et le public en redemande. Dans l’intervalle entre deux spectacles de sa tournée en France, qui s’achèvera en août 2005, le groupe espère jouer pour l’ouverture du prochain Fespaco à Ouagadougou, le 28 février, et renouer avec un public africain auquel il reste « viscéralement » attaché.

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