Tunisie : pourquoi l’Assemblée doit être réformée

Manque de transparence, mauvaise gestion, climat délétère… L’ONG Al Bawsala souligne, dans son dernier rapport, les carences de l’institution. 

L’Assemblée tunisienne, le 28 novembre 2020. © Yassine Gaidi/AFP

L’Assemblée tunisienne, le 28 novembre 2020. © Yassine Gaidi/AFP

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Publié le 10 décembre 2020 Lecture : 6 minutes.

Depuis la révolution, la Tunisie a mis en place des institutions démocratiques, dont un très médiatisé hémicycle qui charrie espoirs et critiques. Après l’Assemblée nationale constituante (ANC) de 2014, dédiée à la fastidieuse élaboration de la Constitution, le pays connait sa deuxième Assemblée des représentants du peuple (ARP), issue des élections de fin 2019.

Alors que près de 70 % des députés sont nouveaux dans l’hémicycle, le projet Marsad Majless de l’ONG Al Bawsala a scruté leurs activités en les comparant aux précédentes mandatures. Un an après l’entrée en fonction de cette nouvelle Assemblée, l’ONG souligne quelques avancées, dont un meilleur taux de présence des élus (84 %) que par le passé ainsi que l’organisation d’un plus grand nombre de votes. Mais de nombreuses améliorations sont encore attendues.

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Un rendement équivoque

Cette Assemblée partait de loin, ayant hérité de 71 projets de loi en retard d’examen de la précédente législature. Les députés pourraient donc se féliciter des 42 initiatives législatives adoptées durant la session de novembre 2019 à juillet 2020 (contre 27 par le passé), mais la majorité de ces votes « ne demandaient que peu d’efforts », souligne l’ONG. D’autres n’ont été que brièvement examinés, sans suite. Et la fragmentation des partis n’arrange rien.

« On peut déceler une volonté politique dans le choix des projets à examiner et la durée des réunions qui y sont consacrées », souligne Nessryne Jelalia, directrice exécutive d’Al Bawsala. Lorsqu’il s’agit des projets prioritaires, comme la révision des lois dites scélérates de l’ancien régime ou la mise en place de la Cour constitutionnelle sont toujours à la traîne. Un vote consacré à l’élection des trois derniers membres de cette Cour tant attendue a tourné au vinaigre en juillet, provoquant un sit-in du Parti destourien libre (PDL).

L’ONG signait d’ailleurs, en octobre, aux côtés d’une vingtaine d’associations, un communiqué dénonçant les projets à l’ordre du jour de la deuxième session parlementaire, qualifiant cette rentrée d’« effrayante ».

Le contrôle des activités du gouvernement laissent aussi à désirer. Parmi la multitude de questions écrites (plus d’un millier), plus de 600 sont restées sans réponse. Les séances de questions orales sont quant à elles passées de 6 à 16, mais la durée démesurée des interventions des députés sur ces journées fleuves ne laissent que peu de place aux réponses des ministres.

Ne pas faire du manque de transparence une priorité relève aussi pour nous d’une décision politique

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« Ces outils ne sont pas maitrisés efficacement. On constate un énorme problème de méthodologie, poursuit Nessryne Jelalia. De nombreuses questions pourraient être raccourcies, et un suivi du travail gouvernemental devrait être instauré ». L’ONG recommande ainsi l’organisation de séances « ping-pong » de questions-réponses, et surtout un contrôle continu « pour éviter que ces sessions ne s’organisent au gré de faits-divers et ne fassent davantage l’objet d’un show politique que d’un travail approfondi ».

Manque de transparence

L’ONG a par ailleurs formulé des demandes d’accès à des informations restées lettre morte. Elle reproche aussi à l’ARP d’enfreindre son propre règlement en ne publiant pas à temps les listes de présence des députés lors des votes ainsi qu’une centaine de procès-verbaux de réunions de commission. « Même avant la crise sanitaire, nous avons souligné le manque de transparence. Ne pas en faire une priorité relève aussi pour nous d’une décision politique », affirme encore Nessryne Jelalia, qui assure que le nouveau contexte de travail à distance, du fait de la crise du Covid-19, n’arrange rien. La mise en marche des dispositifs de diffusion en temps réel dont l’ARP a été équipée se ferait à la discrétion des présidents de commission.

Cela relève peut-être davantage d’un manque d’organisation et de compétences de l’administration

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De son côté, le bureau de l’ARP met en cause un manque de moyens. Pourtant, son budget est passé de 33 millions de dinars en 2019 à 43 millions en 2020 et la loi organique qui l’encadre lui permet de jouir de son indépendance financière et administrative. La mettre à exécution relèverait, là encore, d’une « volonté politique », selon l’ONG.

« Cela relève peut-être davantage d’un manque d’organisation et de compétences de l’administration, rétorque le député Hafedh Zouari (Al Badil Ettounsi), car 80% du budget est destiné aux salaires des 217 députés et des 462 employés, dont nous avons hérité, pour certains, du parlement de l’ancien régime ». Également assesseur du bureau de l’ARP chargé de la gestion générale, il appelle à un « assainissement » et assure préparer un projet en ce sens.

Transition numérique

« L’ARP est la moins bien lotie des composantes du pouvoir, complète Naoufel Jemmali (Ennahdha), assesseur chargé du contrôle de l’exécution de son budget. Il reste des efforts à fournir, mais la volonté de transparence existe. Nous avons même ouvert les réunions des commissions ! ». Sa consoeur nahdhaoui, Jamila Debbech, assesseur en charge des relations avec les citoyens et la société civile, met également en avant les moyens techniques récemment développés pour fluidifier les échanges des députés.

Le chef de l’Etat Kaïs Saïed livre la liste des membres du gouvernement proposés au président de l’Assemblée Rached Ghannouchi, le 2 janvier. © Présidence Tunisie

Le chef de l’Etat Kaïs Saïed livre la liste des membres du gouvernement proposés au président de l’Assemblée Rached Ghannouchi, le 2 janvier. © Présidence Tunisie

Une plateforme en ligne permettant à la société civile de s’adresser aux élus, mise en place – sans grand succès – sous la précédente Assemblée, sera prochainement transformée en application mobile ; une autre application permettra aux députés de poser des questions au gouvernement de façon accélérée ; les documentation et les archives de l’ARP devraient migrer vers un nouveau site l’an prochain.

Misogynie, racisme, homophobie, accusations de blasphème et de trahison… Al Bawsala s’inquiète du climat délétère qui frappe certaines sessions parlementaires

Le rôle de surveillance de l’ONG a par ailleurs eu un effet positif dans certains domaines : « Nous avons organisé des live-tweets, en français, lors de sessions parlementaires. L’ARP en a fait de même en arabe, deux ans plus tard, puis a créé une chaine Youtube », se félicite Nessryne Jelalia. Pour la première fois, l’Assemblée a également publié son propre rapport d’activités… jugé toutefois incomplet et dépourvu d’auto-critique par l’ONG.

Changer les mentalités

Fait inédit, le président de l’Assemblée, Rached Ghannouchi, a fait l’objet d’une motion de retrait de confiance, déposée le 16 juillet dernier par 73 députés. Il lui était reproché, d’une part, sa mauvaise gestion de l’institution et, d’autre part, de mélanger les genres en agissant comme chef de son parti, Ennahdha, au sein de l’ARP. Elle n’est finalement pas passée mais son mode de gouvernance fait encore l’objet de critiques.

Al Bawsala réclame désormais une vision politique et un agenda plus clairs, mais aussi une meilleure gestion des conflits de la part du bureau l’ARP. « Ses décisions ont parfois été politisées sous couvert de vote démocratique, alors que son rôle est de contrôler la forme, et non pas le fond. Il a ainsi décidé que la demande de classification des Frères musulmans comme terroristes ne relevait pas des prérogatives de l’Assemblée mais était du ressort de la politique étrangère. Si on suit ce raisonnement, pourquoi l’ARP a-t-elle été autorisée à voter la demande d’excuses à la France pour ses crimes coloniaux ? », s’interroge encore la directrice exécutive d’Al Bawsala.

Le bureau de l’ARP est politisé de par sa structure

« Le bureau de l’ARP est politisé de par sa structure car il est composé de 13 personnes de partis différents, dont les tendances sont représentées. Chacun y défend son orientation » rétorque Hafedh Zouari.

Misogynie, racisme, homophobie, accusations de blasphème et de trahison… Al Bawsala s’inquiète en outre du climat délétère qui frappe certaines sessions parlementaires et demande des rappels à l’ordre de la part d’un président qui se voudrait rassembleur. Une proposition de code de conduite pour contrecarrer les discours de haine, débattue lors du précédent mandat, serait encore à l’étude au sein du bureau.

Autre vaste chantier, la représentation des femmes à des postes-clés pourrait aussi faire l’objet d’instructions du bureau de l’ARP, estime l’ONG. Elles ne sont en effet que cinq à figurer parmi les 17 présidents de commissions, et 18 sur 85 à faire partie de ces celles-ci. « Nous ne sommes que quatre femmes sur 13 au sein du bureau de l’ARP », ajoute Jamila Debbech qui appelle à la création d’un cadre juridique contraignant pour instaurer une parité.

Ex-présidente du caucus femmes du Parlement panafricain, elle veut croire en la création d’une telle instance trans-partisane au sein de l’ARP, et affirme que ce projet serait en bonne voie. Les regards se tournent désormais vers le 5 janvier, date de la plénière consacrée à la réforme du règlement intérieur de l’ARP.

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