« Comme beaucoup de musiciens noirs américains, Sun Ra fantasmait l’Afrique »
Alors que le groupe du jazzman africain américain Sun Ra sort un nouvel album, « Swirling », le journaliste Joseph Ghosn revient sur l’œuvre et la pensée politique radicale de son ancien leader.
Il y a 27 ans que Sun Ra est définitivement parti rejoindre les étoiles. Mais l’Arkestra, le big band du pianiste avant-gardiste, poursuit sur Terre la mission du leader, qui racontait avoir été propulsé sur Saturne par des extra-terrestres lui demandant de vaincre le chaos grâce à son art. Pour preuve, un nouvel album du groupe, baptisé Swirling (Strut Records), est sorti il y a quelques semaines.
Les fringants vieillards de l’Arkestra, menés aujourd’hui par le saxophoniste Marshall Allen (96 ans !), ont concocté un trip cosmique, mêlant des standards (dont Rocket N°9, samplé notamment par Lady Gaga) évidemment dotés de nouveaux arrangements et des inédits convaincants (Darkness).
Le groupe n’a rien perdu de sa superbe, et continue de s’appuyer en concert sur le décorum de space opera imaginé par Sun Ra, pionnier de l’afro-futurisme qui s’appuyait sur le mythe de Moïse sortant les hébreux d’Égypte pour construire l’identité afro-américaine. Entretien avec le journaliste et écrivain Joseph Ghosn, auteur d’une biographie fouillée, Sun Ra, palmiers et pyramides.
Jeune Afrique : Qu’avez-vous pensé de Swirling ?
Joseph Ghosn : C’est un bon disque, il y a la même énergie, la même passion qu’avant. Le répertoire de l’Arkestra continue de vivre. Mais pour moi, sans Sun Ra, ce ne sera jamais vraiment tout à fait pareil. Il insufflait toujours quelque chose d’inattendu dans sa musique. Comme lorsqu’à la fin des années 1960, il utilise le Moog, un des premiers synthétiseurs, qui produit des sons totalement inusités à l’époque.
Pour l’album Strange Strings (1967), il a demandé à ses musiciens d’utiliser des instruments exotiques qu’ils ne maîtrisent absolument pas ! Plus tôt, au début des années 1960, lors d’une session d’enregistrement au Choreographer’s Workshop, à New York, le percussionniste Tommy Hunter se trompe dans les branchements, créant un effet d’écho sur toute la piste. Hunter est désolé, mais Sun Ra dit de ne rien effacer et ils vont sortir une foule d’albums extraordinaires qui utilisent cet effet de réverbération psychédélique.
Vous expliquez dans votre biographie que Sun Ra a une conscience politique précoce.
Oui, elle naît très tôt, lorsqu’il vit à Chicago. Il y a chez lui une pensée séparationniste : les Noirs d’Amérique doivent vivre selon lui dans un État qui leur serait réservé. Mais rapidement, avant même la création de l’Arkestra, il ne prend plus ce genre de positions. Il ne parlera plus d’État à part, mais d’un ailleurs fantasmé, Saturne, en s’appuyant sur un imaginaire puisant dans l’Égypte des pharaons.
Sun Ra liait son vrai nom, Herman Blount, à l’histoire de l’esclavage, de la ségrégation
Cette marginalité s’ancre dans le réel. En 1942, il refuse d’être enrôlé dans l’armée américaine et fait de la prison…
Il y a beaucoup de légendes sur ce refus de rejoindre l’armée… certains disent aussi qu’il était malade, qu’il avait une hernie. Une chose est sûre, il a bien fait de la prison.
Pour se réinventer, il va jusqu’à changer son vrai nom, Herman Blount.
Parce qu’il lie son ancien nom à l’histoire de l’esclavage, de la ségrégation. Il ne sera d’ailleurs pas le seul musicien de jazz à faire cette démarche. En fait, plus largement, il va insuffler son activisme politique dans sa manière d’aborder la musique. Sun Ra devient totalement indépendant, contrôle toute sa production artistique, à une époque où cela ne tombait pas sous le sens.
Il crée en 1957 son propre label, El Saturn, avec un associé, Alton Abraham. Il autoproduit ses disques, assemble lui-même les pochettes de ses albums… Il y a évidemment, derrière, l’idée que l’indépendance passe par la maîtrise de son économie. Le groupe vit d’ailleurs presque en autarcie, dans l’autosuffisance, un peu comme une secte : dans les années 1970, ils habitent tous dans la même maison et Sun Ra est le patron qui peut appeler n’importe quel musicien, nuit et jour, pour jouer de la musique.
Comment expliquer sa fascination pour l’Égypte ?
Comme beaucoup de musiciens noirs américains de sa génération, notamment dans le jazz, il fantasme l’Afrique. Certains voulaient y retourner pour retrouver leurs racines. Lui se revendique d’un ailleurs, de Saturne, il cultive cette étrangeté qui fait sa force et lui permet de tenir des positions ou des propos apparemment extravagantes. Par exemple dans le film A Joyful Noise, on le voit dire à Washington, devant la Maison Blanche : « Je ne vois pas de Maison Noire. »
Je vois en Madlib, mais aussi en Kanye West et en Erykah Badu, ses héritiers
Quand il se déguise en pharaon, on sent que ça tient à la fois du fantasme pur, de l’acte théâtral mais qu’il y a une part de sincérité. Le mythe et le réel se confondent, il devient son personnage. Il se rendra d’ailleurs en Égypte en 1971, en payant avec les cachets du groupe tous les billets de ses musiciens. Le voyage est chaotique… À l’arrivée, il se fait confisquer tous les instruments par les douaniers. Mais il se font prêter d’autres instruments et vont même enregistrer des albums !
Lui voyez-vous des héritiers dans la musique actuelle ?
Oui, par exemple chez le producteur hip hop Madlib. Mais aussi chez Kanye West, Sonic Youth, Erykah Badu… La liste pourrait être beaucoup plus longue, car Sun Ra, c’est d’abord une matière musicale extrêmement riche [les spécialistes évoquent plus d’un millier de morceaux enregistrés] dans laquelle tous ont pu puiser des idées.
Comment les néophytes peuvent-ils aborder une discographie aussi foisonnante ?
Il y a beaucoup de portes d’entrée… Je conseillerais un disque enregistré dans un studio classique, Lanquidity (Philly Jazz), ou Sleeping Beauty (El Saturn), qui contient des choses très belles, très pop. Le groupe n’a jamais fini d’étonner, à un moment l’Arkestra ne faisait que des reprises de musiques de Walt Disney !
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