Tunisie : pugilat à l’Assemblée
Une sortie sur les mères célibataires d’un député d’El Karama a mis le feu aux poudres et abouti à l’agression physique de deux députés. Explication.
Fini la componction avec laquelle les élus évoquaient l’hémicycle comme un espace solennel et « quasiment sacré » où la Constitution était mise en œuvre avec respect. Désormais, la coupole du Bardo abrite un ring où les principaux bretteurs sont les députés de la coalition d’El Karama.
La formation réunissant des ultras-conservateurs issus de la mouvance des Ligues de protection de la révolution (LPR), dissoutes par voie de justice en 2014, joue, au sens propre, les gros bras dans les allées de l’assemblée. Si c’est surtout Abir Moussi et son Parti Destourien Libre (PDL) qui concentrent généralement les attaques de la Coalition El Karama, cette dernière est passée, le 7 décembre, de la violence verbale à l’agression physique.
Allumer le feu
Tout a commencé le 4 décembre, quand le député El Karama Mohamed Affès a mis à profit la retransmission en direct sur la télévision nationale des débats à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), pour se mettre en scène. Sûr de son immunité parlementaire, il a allumé le feu lors de l’examen de la loi de Finances 2020, en s’en prenant aux mères célibataires qui sont, selon lui, « soit des trainées soit des femmes violées » et celles qu’il considère comme trop émancipées.
« C’est de la liberté d’expression ; un député jouit de l’immunité totale et peut tout dire », surenchérit en roulant des mécaniques le président d’El Karama Seifeddine Makhlouf, tandis que dans les médias et sur les bancs du parlement le parti est accusé d’avoir des sympathies pour les mouvements jihadistes.
Les élus d’El Karama ont poursuivi leurs attaques véhémentes jusqu’à en venir aux mains
Le lendemain, différents partis avaient inscrit l’examen d’une condamnation des propos du député à l’ordre du jour de la réunion du bureau de l’Assemblée des représentants du peuple. Mais les élus d’El Karama ont empêché la réunion de se tenir et ont poursuivi leurs attaques véhémentes jusqu’à en venir aux mains lors de la plénière du 7 décembre. Du jamais vu sous la coupole, théâtre pourtant des débats houleux pour la rédaction de la Constitution ou des tensions extrêmes qui ont précédé la suspension de l’assemblée en 2013.
Mais si le sang n’avait pas encore éclaboussé les feutres de l’hémicycle, c’est désormais chose faite. Le député Anouar Bechahed du Bloc démocratique a été passé à tabac au su et au vu de tous par les élus d’El Karama, qui ont également agressé Samia Abbou, élue du Courant démocratique.
Immunité parlementaire ?
À entendre Seifeddine Makhlouf, l’immunité prévaut même en cas de violence. Ce n’est pas l’avis de tous : des ONG dont l’Union nationale des femmes tunisiennes (UNFT) et l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) ont porté plainte contre Mohamed Affès.
Des partis ont aussi pris position. Mohsen Marzouk, président de Machrou Tounes, estime ainsi que « la place de ces alliés des groupes terroristes est en prison », faisant allusion à la proximité d’El Karama avec la Ansar al-Charia et la propension de Seifeddine Makhlouf à prendre la défense, en tant qu’avocat, de bon nombre de fichés S.
La question des mères célibataires est devenue emblématique sur la scène politique tunisienne. En 2011, l’actuelle maire de Tunis, Souad Abderrahim, à peine élue députée d’Ennahdha s’en prenait déjà aux mères célibataires — une « infamie » selon elle — sur les ondes RMC Doualiya.
Des représentants des partis agressés ont enjoint le président de la République, Kaïs Saïed, de rétablir l’ordre
Sur l’affaire Mohamed Affès, des représentants des partis agressés par ceux d’El Karama ont enjoint le président de la République, Kaïs Saïed, de rétablir l’ordre. Seulement, discipliner les députés ne fait pas partie des prérogatives du chef de l’État, et Seifedinne Makhlouf n’a pas manqué, par provocation et volonté de jeter de l’huile sur le feu, de demander par vidéo au président de lui montrer ce qu’il peut faire en pareille situation.
« Il a le champ libre. Le président de l’ARP, Rached Ghannouchi, est aux abonnés absents et se contente de communiqués sibyllins », reproche un indépendant. En effet, beaucoup attendaient du patron du perchoir de trancher et de rappeler à l’ordre les députés d’El Karama.
Rached Ghannouchi a certes condamné avec « fermeté » les violences des députés d’El Karama et annoncé l’ouverture d’une enquête. Mais il a surtout donné le sentiment de renvoyer dos à dos les uns et les autres en arguant que le PDL avait aussi été à l’origine de violences verbales. Le secrétaire général du Courant démocrate Ghazi Chaouachi a annoncé porter plainte contre El Karama et appelé Rached Ghannouchi à démissionner.
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