Eyadéma vu de l’Élysée

L’homme fort de Lomé fut l’un des principaux interlocuteurs des cinq présidents de la Ve République et entretenait des liens amicaux avec certains d’entre eux.

Publié le 14 février 2005 Lecture : 11 minutes.

Ni le plus facile ni le plus coriace, Étienne, puis Gnassingbé Eyadéma fut un des principaux interlocuteurs africains des cinq présidents de la ve République française. Sa longévité en fait une figure emblématique des acteurs de la coopération instaurée par le général de Gaulle pour succéder à l’éphémère Communauté franco-africaine, à travers ses avatars. Influent conseiller pour les affaires africaines de Charles de Gaulle, de Georges Pompidou et de Jacques Chirac, Jacques Foccart fut un acteur et témoin exceptionnel des relations entre les États et entre les hommes de cette galaxie que ses détracteurs ont nommée la Françafrique. Il en a fait une relation et un commentaire dont émerge la figure ondoyante du vétéran qui vient de s’éteindre. Les citations qu’on va lire sont extraites de Foccart parle et du Journal de l’Élysée de Jacques Foccart (Fayard/Jeune Afrique).

Le 13 janvier 1967, quatre ans après avoir éliminé Sylvanus Olympio, premier président du Togo, l’ancien sergent-chef de l’armée française Étienne Eyadéma renverse le successeur d’Olympio, Nicolas Grunitzky – dont il était devenu le chef d’état-major -, considéré comme l’homme des Français et très lié avec Foccart. On ne peut pas dire que le coup d’État en douceur a été télécommandé de Paris, ni qu’il a fait plaisir aux autorités françaises.
« [L’événement] n’a surpris personne, sauf Grunitzky. L’année précédente, reçu par le Général, il lui avait dit que son chef d’état-major avait un caractère impossible, mais qu’il était fidèle et loyal. »
Ni de Gaulle ni Foccart n’en croyaient rien, et, le 14 juillet 1966, le chef de l’État français avait mis en garde le chef d’état-major de l’armée togolaise, invité à la réception qui suivait la revue des troupes.
« Au moment où l’huissier a annoncé « le colonel Eyadéma, chef d’état-major de l’armée togolaise », le Général lui a serré la main et l’a pris littéralement par le bouton de sa veste : « Vous savez, colonel, vous avez un excellent président, vous avez un très bon régime, et votre devoir est de les soutenir. – C’est bien mon intention, a répondu Eyadéma. – C’est très bien. Je vous en fais mon compliment et je compte sur vous. C’est ce qu’il faut faire. » Eyadéma […] est apparu complètement transformé à son retour au Togo. »
Cet effet bénéfique est de courte durée.
« [À la fin de novembre], les affaires de Grunitzky semblent mal tourner. Il est très inquiet : Eyadéma et [le vice-président] Méatchi exigent de lui qu’il se sépare de tous ses ministres, parmi lesquels il a de très bons amis sur qui il peut compter. « C’est bien ce que je vous avais dit [observe de Gaulle] : les choses vont se dégrader petit à petit, et Grunitzky va être mis à la porte. »
« […] Certains chefs d’État ont tenu rigueur longtemps [à Eyadéma] des circonstances de sa prise de pouvoir, aggravées par le souvenir du meurtre d’Olympio. »
En première ligne Houphouët, qui, pourtant, n’aimait pas Olympio…
« Il n’aimait pas beaucoup Olympio, mais les familles étaient alliées. Il y avait surtout son aversion pour le crime de sang. En 1967, il disait [d’Eyadéma] : « Je ne serrerai jamais la main de cet individu. » Et puis l’individu s’est affirmé comme chef d’État ; en même temps, il a pris place dans le Conseil de l’entente sous le magistère d’Houphouët, dont il a sollicité et écouté les conseils. Tant et si bien que c’est lui qui a recueilli les dernières confidences du « doyen », à Genève, le 11 septembre 1993, moins d’un mois avant la mort du président ivoirien.
De Gaulle a tenu moins longtemps Eyadéma en purgatoire que les autres auteurs de coup d’État.
« Parce qu’il avait laissé partir Grunitzky après l’avoir renversé.
« Le Général a reçu Eyadéma pour la première fois au début de septembre 1967, huit mois après le coup d’État. Il n’a pas mâché ses mots. Dès le début de la conversation, m’a-t-il relaté, il lui a dit […] : « Alors, vous avez zigouillé Sylvanus Olympio. Cela, tout le monde le sait ; je n’ai pas de commentaire à vous faire, mais enfin, il est manifeste que vous avez eu tort. Quand on croit nécessaire de faire une révolution, il n’est pas pour autant nécessaire de tuer. Ensuite vous avez pris la place de Grunitzky ; là je crois qu’en effet vous ne pouviez pas faire autrement : puisqu’il se refusait à commander. […] Mais, à partir de maintenant, il faut que vous dirigiez votre pays sans faire appel à tous les politiciens anciens qui, en fin de compte, ne pourront que remettre le Togo dans une très mauvaise situation. […] Et puis, soyez modeste. Vous êtes arrivé au pouvoir d’une façon brutale ; par conséquent, vous n’êtes certainement pas très bien accepté par tout le monde, et il est important que vous montriez clairement, par votre comportement, que vous n’avez pas la prétention de tout bousculer. Soyez modeste, et surtout auprès de ceux que je considère comme les grands anciens, tel Houphouët-Boigny, qui vous aime bien, il me l’a dit. » […] C’était un mensonge patent, mais utile, que je me suis gardé de rapporter au président de la Côte d’Ivoire, et, en définitive, une simple anticipation. »
Cet entretien laissera une bonne impression de son interlocuteur au général de Gaulle. Quelles seront les relations de Foccart avec Eyadéma ?
« Elles seront toujours bonnes, même dans les moments de tension politique. Parce que joue en permanence, chez l’ancien sous-officier de l’armée française, une profonde francophilie, un patriotisme français, pourrait-on dire, qui le pousse à la confiance. Il supporte mal l’ambassadeur de France, Henri Langlais, qui se conduit maladroitement, à la fois guindé et gauchement familier. « En tant que président de la République du Togo, me dit-il, je respecte votre ambassadeur, mais, en tant que Français, je souffre que la France soit ainsi représentée. » Plus tard, quand nous aurons des différends à régler, il me dira à plusieurs reprises : « Écoutez, si la France ne veut plus de moi, vous n’aurez qu’à me le dire, je partirai tout de suite. » J’ai été amené à lui faire observer, en toute cordialité, que ce n’était peut-être pas un langage très convenable de la part d’un chef d’État. »
Le côté bourru du personnage ne gêne-t-il pas ses interlocuteurs français ?
« Il est attentif, les premières années, suivant les conseils que lui avait donnés le Général, à se bien comporter pour se faire admettre. Un tournant s’opère en 1971. Il a pris de l’embonpoint et de l’assurance. Il se débarrasse de sa timidité en même temps que, par compensation, il prend conscience de son importance.
« En visite officielle en France à la fin de l’année, [il se montre] tout à fait différent des autres chefs d’État africains, beaucoup plus rugueux, disons un peu plus primitif. Il a de l’intelligence, mais […] il a un peu perdu le contact avec la réalité et il se laisse griser. […] Il a plutôt tendance à mettre les pieds dans le plat et il présente abruptement un catalogue de demandes d’aide les plus diverses. Au cours de ce qu’on appelle les entretiens élargis, qui sont un exercice académique de rhétorique, il s’exclame : « Bon, mais enfin, concrètement, qu’est-ce que nous allons ramener ? » Il se montre furieux d’un petit changement de dernière heure dans le programme, dû à un engagement de Pompidou dont le protocole n’avait pas tenu compte.
« [À la fin de] ce voyage, j’arrive à la conclusion qu’Eyadéma sera un partenaire difficile, qui nous donnera beaucoup de fil à retordre. C’est un personnage assez fruste, assez primitif et d’un caractère qui deviendra de plus en plus insupportable, car personne dans son pays n’osera lui tenir tête. »
Venait-il souvent en France ?
« Moins que d’autres, mais il avait un pied-à-terre à Paris. Quand il avait voulu acheter cet appartement boulevard Malesherbes, il avait eu besoin d’un prêt bancaire, pour lequel je lui avais donné mon aval. […] Et puis, dans le courant de 1971 je crois, Eyadéma a remboursé son prêt par anticipation. Il avait obtenu un concours financier qui lui permettait de changer de train de vie. »
En 1972, cette évolution inquiétante du point de vue français s’aggrave.
« Soumis à une influence croissante de Gowon et de Mobutu, Eyadéma n’écoute plus ni Houphouët-Boigny, ni moi, ni les meilleurs de ses conseillers, accroît son autoritarisme, s’ingère dans les affaires de ses voisins, le Dahomey et, surtout, le Ghana.
Le 11 octobre 1972, alors que Foccart est à Lomé pour préparer le voyage officiel de Pompidou au Togo, le président togolais l’entretient « d’un problème qui a l’air de lui tenir à coeur, celui des Ewés qui vivaient dans le sud du Togo sous tutelle britannique et qui, au cours du plébiscite de 1957, avaient voté pour le rattachement au Togo sous tutelle française, mais dont les votes n’avaient pas été décomptés à part, si bien qu’ils avaient été rattachés au Ghana avec les gens du Nord. « On aurait dû faire comme il a été fait au Cameroun, estime Eyadéma, c’est-à-dire faire des consultations région ethnique par région ethnique ; ainsi, les gens du Sud auraient été rattachés au Togo. […] La population de 1 200 000 habitants est maltraitée par les Ghanéens, qui ne font rien pour elle. Je suis allé voir. C’est une misère, il n’y a pas de route, pas d’eau, pas d’électricité, il n’y a rien, et tous ces gens, dès qu’ils protestent, sont mis en prison. On ne peut pas les laisser comme cela. »
« Je le sens assez décidé à se battre pour cette affaire. « Ah ! Si le Togo avait été indépendant lorsque le plébiscite a eu lieu, soupire-t-il, nous aurions exigé qu’il soit fait par ethnie ; de même, si le général de Gaulle avait été au pouvoir à ce moment-là, il l’aurait exigé, mais la France avait un gouvernement faible. » C’est assez étonnant d’entendre ainsi la politique française jugée sévèrement, mais d’une façon fondée, par un ancien sous-officier de l’armée française. Car c’est lui qui a raison.
« […] Je mets Eyadéma en garde et je lui rappelle fermement qu’en cas de conflit les accords de défense ne joueraient que si le Togo était victime d’une agression extérieure caractérisée, c’est-à-dire qui ne réponde pas à une provocation de sa part. Cela ne l’empêchera pas, en 1973, de faire ce qu’il pourra pour susciter des troubles en pays ewé ghanéen, afin de donner prétexte à une intervention togolaise. Or le gouvernement ghanéen est très bien informé de la subversion ewée. Il sait exactement qui des conjurés est reçu par Eyadéma, combien il touche, etc. Le président Ignatius Acheampong ira à Lomé pour le dire à Eyadéma, qui en sera impressionné, mais pas calmé pour autant.
« À 19 heures 30, j’arrive pour le dîner. Eyadéma m’attend et me dit : « Vous êtes formidable, vous êtes toujours exact. » Il me fait servir un whisky et se sert un verre de bière qu’il avale d’un trait, […] et il appelle son maître d’hôtel : « Allez ! On passe à table. » Je passe à table avec mon whisky, et je remarque que, plus ça va, plus sa conduite est désinvolte. Nous parlons de choses et d’autres, sans aborder le chapitre politique. Il me fait servir à une vitesse accélérée, et lui en est toujours aux hors-d’oeuvre quand on me présente le fromage. Je refuse de me servir, attendant qu’il le fasse lui-même. Il est de moins en moins attentif aux bonnes manières. Quand quelque chose le gêne dans la bouche, il le crache carrément. Enfin, il a une attitude assez curieuse.
L’année 1972 s’achève, malgré tout, par le voyage officiel de Pompidou à Lomé.
« Ne pensez pas que les relations franco-togolaises étaient vraiment très tendues. La preuve est que Pompidou n’a pas attaché une grande importance à l’incident que je vais vous raconter.
« Je ne sais qui avait montré à Eyadéma je ne sais quel document bancaire sur lequel figurait une commission de change, et lui avait expliqué que la France avait dévalué secrètement le franc CFA, en fait, sinon en droit. Le soir de notre arrivée, le 22 novembre, le président de la République du Togo s’est lancé dans une diatribe inattendue contre la zone franc au cours du toast à la fin du dîner. Pompidou lui a répondu en remettant les choses au point. Le lendemain, à 6 heures du matin, Eyadéma m’a tiré de mon lit. […] « J’ai fait une connerie, m’a-t-il dit. Je ne voulais pas du tout dire ce que vous avez compris. Qu’est-ce que je peux faire pour réparer cela ? Écrivez-moi un discours. » J’étais convaincu de sa sincérité, et je l’ai aidé à remanier le texte de son discours le plus important, qu’il devait prononcer dans la journée. Et Pompidou a ramené l’incident au niveau d’un malentendu.
« Derrière cette sortie d’Eyadéma sur la zone franc, certains ont cru reconnaître l’inspiration de Mobutu. Vrai ou faux, je n’en sais rien, mais c’est l’époque où prennent leur essor l’embrigadement politique de la population et le culte de la personnalité à la nord-coréenne importés du Zaïre. Pompidou retire une très mauvaise impression des démonstrations de la jeunesse encadrée, des slogans scandés à la gloire d’Eyadéma, dans lesquels il entend des réminiscences de « Heil Hitler ! »
« Jusqu’à la disparition de Georges Pompidou, je garderai des contacts avec Eyadéma, auquel la France accordera une aide importante, […] mais la situation du Togo restera marquée par des manifestations d’autoritarisme fascisant. Le dernier événement sera la chute du DC 3 présidentiel, qui fera quatre morts et dont le président Eyadéma sortira seul indemne, le 24 janvier 1974… »
Et qu’il exploitera pour renforcer son image d’homme choisi et protégé par les dieux…
« Ce que je retiens surtout à ce moment-là est qu’il a vu dans cet accident un attentat dirigé contre lui, et par la France. Il s’est mis dans la tête que l’avion avait été saboté par un officier français qui appartenait à son cabinet. Sa conviction n’est pas ébranlée par l’invraisemblance d’un attentat monté par cet officier qui lui était tout dévoué et qui était avec lui dans le DC 3. La cause réelle est simple : le pilote n’avait pas été assez ferme pour refuser de décoller avec un appareil surchargé.

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