Au royaume de l’« informel »

Une étude commandée par l’Uemoa brosse un tableau détaillé de l’activité économique non fiscalisée dans sept grandes agglomérations de la sous-région. Édifiant !

Publié le 14 février 2005 Lecture : 4 minutes.

Duel d’orateurs. Le lieu : la plus grande salle de réunion du Sénat, à Paris, le 27 janvier dernier, à l’occasion du colloque Afrique S.A. consacré à l’environnement des affaires sur le continent. À mots couverts, comme il sied aux tribuns qu’ils sont, Charles Konan Banny, gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), et Michel Rocard, ancien Premier ministre français et président d’Afrique Initiatives, société d’investissement dans les PME africaines, s’opposent sur un point de vocabulaire. Pour le premier, étant entendu qu’un État « a vocation à créer un espace économique sûr, lisible et stable », le qualificatif de « secteur informel » traduit une réalité, opposée à celle du « secteur formel ». Pour le second, le mot informel est méprisant, car « il regroupe tout (prostitution, trafic d’armes, de pierres précieuses…) et pas seulement l’économie non fiscalisée ». Et de plaider pour une reconnaissance du terme d’« économie populaire », désignant l’activité des entreprises commerciales, industrielles et de services qui échappent aux circuits officiels (fiscalité, registre du commerce ou encore protection sociale).
Au même moment, les experts d’Afristat, l’observatoire économique et statistique d’Afrique subsaharienne, et ceux de l’Institut français de recherche et développement (IRD) livraient, à la demande de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), un rapport évaluant avec force chiffres le poids du secteur informel dans les capitales économiques de sept pays de la sous-région. Fruit de trois années d’enquête, cette étude a mobilisé une équipe de cinquante personnes par pays, constituée de statisticiens locaux et d’une dizaine d’enquêteurs d’Afristat. D’où l’absence de la Guinée-Bissau, huitième État de la zone monétaire ouest-africaine, dont l’institut national de statistique n’était pas encore au diapason. Il l’est désormais, et participera à la prochaine campagne de mesure, prévue l’année prochaine.
En attendant, les résultats de l’enquête menée à Abidjan, Bamako, Cotonou, Dakar, Lomé, Niamey et Ouagadougou – parus sous le titre : « Le secteur informel dans les principales agglomérations de sept États membres de l’Uemoa » (que l’on peut télécharger sur www.dial.prd.fr) – permettent déjà de se faire une idée précise de la place de l’« économie populaire » en Afrique de l’Ouest. Quelques chiffres édifiants : le secteur emploie près de 2,7 millions de travailleurs, soit 76 % des emplois dans lesdites villes, et « réalise » un chiffre d’affaires de 5 932,2 milliards de F CFA (9 milliards d’euros), soit l’équivalent de la somme des Produits intérieurs bruts (PIB) de deux des pays concernés, le Sénégal et le Mali, par exemple. L’informel relève d’une nuée de microentreprises, dont chacune emploie en moyenne 1,53 personne et exerce son activité de préférence dans le commerce (45 % des cas), sinon dans l’industrie (28 %) ou les services (27 %). Environ une sur deux (53 %) dispose d’un local spécifique, d’ailleurs assez mal équipé : 22 % d’entre elles ont l’électricité, 8,5 % l’eau et 7 % le téléphone. Le terme de « société » n’est cependant pas usurpé dans la mesure où, à l’instar d’une SARL, les entités évoquées par l’étude sont dotées d’un capital dans 92 % des cas. Provenant généralement de l’épargne, de dons ou d’héritages (seules 8,3 % des microentreprises ont recours à l’emprunt), il s’élève en moyenne à 225 000 F CFA, soit environ le quart du capital minimal de 1 million de F CFA nécessaire pour constituer une SARL, selon les textes en vigueur en Afrique subsaharienne francophone.
Au plan social, le salaire moyen dans le secteur informel est de 65 000 F CFA, soit un niveau supérieur au salaire minimum dans toutes les villes, pour un temps de travail hebdomadaire de 46 heures. Cet indicateur est d’ailleurs le seul où l’on peut relever une disparité importante dans les sept agglomérations : le temps de travail hebdomadaire varie entre 42 heures à Bamako et 48,9 heures à Dakar, quand il atteint 55,6 heures à Ouagadougou ! Enfin, la microentreprise ouest-africaine emploie surtout des femmes (51 % des salariés) et des jeunes (37 % ont moins de 26 ans). Les hommes dominent donc le secteur formel, grandes entreprises privées ou publiques, qui représentent respectivement 14 % et 8 % des emplois dans ces grandes agglomérations.
« Le poids considérable de l’activité informelle est une découverte, voire une surprise, note François Roubaud, de l’IRD, qui a suivi les enquêtes de bout en bout dans chaque pays. D’autant plus que l’étude s’est intéressée aux capitales économiques, où sont généralement concentrées les grandes entreprises publiques et privées. » Et d’ajouter que les opérations ont été menées suivant la même méthode dans l’objectif de produire, pour la première fois, des statistiques qui permettent des comparaisons fiables entre les différents pays de la sous-région « afin d’alimenter la réflexion des politiques sur les orientations économiques ». Certains résultats auront en tout cas mis d’accord Charles Konan Banny et Michel Rocard : une microentreprise sur trois est disposée à faire enregistrer son activité et 46 % d’entre elles sont favorables au paiement de l’impôt. De la parole aux actes, il n’y a souvent qu’un pas. Au Mali, les résultats de l’enquête ont été examinés en Conseil des ministres, qui a décidé de mettre en place un réseau de quatre-vingts guichets d’enregistrement pour faciliter les démarches des commerçants informels qui souhaitent « rentrer dans le rang ».

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires