Ali Husseini Sistani

Titulaire d’un passeport iranien, il n’a pas voté le 30 janvier et, bien sûr, n’a pas été élu. Pourtant, de la communauté chiite tient l’avenir de l’Irak entre les mains. Que va-t-il faire de son immense pouvoir ?

Publié le 14 février 2005 Lecture : 6 minutes.

Le grand ayatollah Ali Husseini Sistani est l’idole de millions d’Irakiens. Pourtant, la plupart, n’ont jamais entendu le son de sa voix. Deux anecdotes suffisent à donner la mesure de sa popularité paradoxale. Et de son influence.
En décembre 2003, Paul Bremer, le proconsul américain en Irak, est investi de tous les pouvoirs. Il a reçu carte blanche des néoconservateurs de Washington, dispose d’une armée de 150 000 hommes armés jusqu’aux dents et n’a pour interlocuteurs que des flagorneurs empressés. L’armée américaine a gagné la guerre, et l’administrateur civil est chargé d’imaginer la paix. Et de servir au mieux les intérêts stratégiques de son pays. Pour combler le vide institutionnel laissé par la chute de Saddam Hussein et l’effondrement de l’État irakien, il envisage de mettre en place une Assemblée constituante chargée d’élaborer une nouvelle Loi fondamentale. L’idée séduit la « classe politique » – où ce qui en tient lieu : une centaine de partis sans ancrage populaire. Encore sous le choc de l’assassinat, du Brésilien Sergio de Melo, le représentant de Kofi Annan, les Nations unies ont donné leur feu vert.
Le projet Bremer va pourtant rester lettre morte. Parce qu’un homme y a opposé son veto : l’ayatollah Sistani. « Seules des élections libres peuvent légitimement désigner les rédacteurs de la future Constitution », estime-t-il. Le propos détone dans la bouche de ce patriarche austère, auteur d’une imposante oeuvre théologique. Avec son visage émacié, ses sourcils broussailleux et sa barbe grisonnante, il évoque davantage un ascète médiéval qu’un moderne constitutionnaliste. « Sachant très bien que l’idée d’élection est contemporaine et qu’elle n’est évidemment pas évoquée par le Coran, Sistani s’est mis à lire Rousseau et Thomas Jefferson », commente Mouwafak Roubaï, un chiite membre du conseil provisoire installé par les Américains.
La seconde anecdote se situe en août 2004 et a pour cadre la Ville sainte de Nadjaf. Hostile à l’occupation étrangère, Sistani s’est toutefois bien gardé de lancer une fatwa appelant à la guerre de libération. Las, moins prudent voire franchement exalté, le jeune imam Moqtada Sadr, fils du grand ayatollah Mohamed Sadiq Sadr (assassiné par les sbires de Saddam Hussein, en 1999), n’attend pas la bénédiction de son aîné pour engager un bras de fer avec l’occupant. Ayant constitué une armée de un million de combattants – du moins le prétend-il -, il prend la tête du djihad. Excédé, le Pentagone décide de le neutraliser par la force. Les troupes de la coalition l’assiègent à Koufa, puis à Nadjaf. Les combats sont terribles, et la Ville sainte subit des dégâts considérables. Les blindés américains arrivent jusqu’à proximité du mausolée d’Ali, le premier imam des chiites. Dans le cimetière de la ville, un lieu pourtant sacré, on se bat au corps à corps.
Depuis plusieurs jours, Sistani se trouve à Londres, où, victime d’un malaise cardiaque, il avait été transféré d’urgence. À Nadjaf, la situation continue de se dégrader. Une médiation iranienne a fait long feu, et l’assaut final est plusieurs fois annoncé. Il faut agir : l’ayatollah rentre précipitamment à Nadjaf, via le Koweït et Bassora. En un tournemain, il obtient de Moqtada Sadr le désarmement de ses hommes, arrache au gouvernement d’Iyad Allaoui la promesse que les habitants de Nadjaf seront indemnisés et convainc les Américains de laisser la police irakienne rétablir l’ordre.
Comment est-il parvenu à circonvenir l’imprévisible Moqtada ? Un témoin de leurs entretiens raconte : « Le jeune imam rêvait depuis trop longtemps de rencontrer Sistani. Le fait que ce dernier accepte de le recevoir l’a complètement désarçonné. » Quoi qu’il en soit, le grand ayatollah gagne là ses galons de protecteur de la Ville sainte. Il ne va pas s’arrêter là. Depuis les élections du 30 janvier et la victoire annoncée de la liste qu’il parrainait, l’ascète s’installe peu à peu dans le rôle de faiseur de rois. Désormais, rien ne se décide en Irak sans l’aval des religieux. Était-ce bien l’objectif de l’intervention américaine ? Reste à savoir ce que le grand ayatollah va faire de l’énorme influence dont il dispose.
Ali Husseini Sistani est né en 1930 à Mashad, une cité de l’ancienne Perse devenue la capitale de la région iranienne du Khorassan, au sein d’une famille très religieuse. À 5 ans, il a déjà appris les quelque six mille versets du Coran. À 20 ans, il se rend à Qom, ville où sont enterrés quelques-uns des douze imams des chiites. En 1951, il débarque à Nadjaf, dont la hawza (« centre d’enseignement religieux ») est alors la plus prestigieuse. Il dévore les ouvrages de théologie et, au milieu des années 1950, devient le disciple d’Abou al-Qassim al-Khoï, iranien comme lui et grande figure du courant « quiétiste » (en gros : mystique et contemplatif).
Le chiisme étant né d’une contestation politique (portant sur le mode de transmission du pouvoir au sein de la société islamique), il est traversé par de nombreux courants plus ou moins antagonistes. Les quiétistes désapprouvent l’usage de la violence contre l’autorité, fût-elle impie, et s’efforcent de « travailler » la société en profondeur. Pour eux, mieux vaut tenter de convaincre les puissants de leurs erreurs que de s’opposer à eux frontalement. Al-Khoï, par exemple, est parvenu à cohabiter sans trop de problèmes avec le régime baasiste. Avant de mourir, le grand ayatollah se choisira pour successeur le plus érudit de ses disciples : Ali Sistani.
À l’époque où il étudiait la théologie, le jeune Sistani avait pour voisin de chambrée un certain Ruhollah Khomeiny, disciple de Mohamed Baqer Sadr, grand-oncle de Moqtada et fondateur, au début des années 1960, de Da’wa, le premier parti politique d’obédience chiite de l’histoire. Assassiné en 1980 par Saddam, qui lui reprochait son intelligence supposée avec l’ennemi iranien, Sadr était partisan du Velayat al-Faqih, le « gouvernement du théologien-juriste ». Autrement dit, des ayatollahs. Khomeiny le mettra en pratique au lendemain de la Révolution islamique en Iran. Mohamed Baqer Sadr n’en aura pas l’occasion.
Sistani cultive avec soin le mystère. Il n’accorde jamais d’interview et ne prêche pas à la mosquée. Les rares photos de lui que l’on connaisse ont été prises à son insu. Porté à la conciliation par conviction quiétiste – et par souci tactique -, il demeure ferme sur les principes. Si les forces d’occupation et le gouvernement intérimaire ont, contre vents et marées, respecté le calendrier électoral, c’est à coup sûr parce qu’ils ont pris très au sérieux ses avertissements : « Au-delà du 30 janvier 2005, je ne réponds plus de rien », avait-il confié à un interlocuteur officiel.
Est-il pour autant un grand démocrate ? On ne se hasardera pas à l’affirmer. « L’urne n’est pas une arme, explique Mohamed Reza, son fils et directeur de cabinet, c’est la voie la plus pacifique pour prendre le pouvoir et faire de l’islam la religion d’État. » Si Sistani a accepté de parrainer la liste électorale conduite par Abdelaziz al-Hakim, où figuraient autant de laïcs que de religieux, ce n’est ni par légèreté ni par distraction, mais simplement parce qu’il avait pris ses précautions. C’est en effet le Dr Hussein Shahristani, son homme de confiance, qui avait été chargé de l’établir et de la lui soumettre. Pourquoi, dans ces conditions, a-t-il accepté la présence du trouble Ahmed Chalabi, ex-banquier indélicat et ex-agent de la CIA ? Sistani l’a expliqué à l’un de ses visiteurs : « C’est le seul homme politique en vue à s’être rendu à Nadjaf pendant le siège, le seul à avoir partagé la douleur et le deuil de la population et des pèlerins, alors qu’il était dans le collimateur des Américains. »
Quel régime rêve-t-il d’instaurer à Bagdad ? Une république islamiste à l’iranienne ? Est-il prêt à accepter la mise en place d’un gouvernement laïc ? Pour autant qu’on le sache, il ne souhaite pas associer les religieux à la gestion de la cité. Il serait d’autre part disposé à accorder le droit de vote aux femmes, tout en les maintenant sous tutelle, et à séparer le religieux du politique. En revanche, il ne transigera certainement pas sur un point à ses yeux essentiel : la charia doit être la source unique de la loi. Quid alors des sunnites ? On ne se souvient pas l’avoir entendu condamner la sanglante opération américaine à Fallouja. Et des Kurdes ? Il manifeste à leur égard une indifférence assez troublante. Et de la minorité chrétienne ? « L’Irak est un pays musulman, il faut qu’elle le sache », répond-il. Tout quiétiste qu’il est, Ali Husseini Sistani n’est décidément pas très rassurant.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires