Youssef Seddik, le Luther de l’islam ?

Pour l’anthropologue tunisien, chacun est libre de lire le Coran comme il l’entend.

Publié le 13 décembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Youssef Seddik aime à raconter l’histoire de cette dame qui n’a jamais réussi à apprendre les versets nécessaires à ses prières quotidiennes et qui s’était résolue à faire celles-ci en ces termes : « Seigneur, Tu connais Tes sourates mieux que moi, je n’ai pas réussi à me les remémorer, alors, Fais que ce soit comme Tu as dit. Amen ! » L’anthropologue tunisien aime aussi confier que sa passion, comme son approche du Livre saint, vient de son enfance : « J’ai le souvenir d’un islam qui acceptait que l’on rentre dans le Texte, qu’on en dise ce qui nous semblait vrai, même si cela paraissait erroné pour la plupart de ceux qui nous entouraient. C’était l’époque où l’on ne criait pas au blasphème lorsque quelqu’un donnait une explication personnelle. »
Et Youssef Seddik de faire le lien entre l’anecdote et le souvenir : « Je sais que mon père mourait de rire lorsque cette dame racontait ses mésaventures avec la prière, mais il ne la condamnait pas. J’ai appris, en accompagnant des vrais croyants comme lui, que la proximité de Dieu est la même pour quelqu’un qui connaît dix versets du Coran et un autre qui en connaît la totalité. Le rite est accepté par Dieu, si l’intention est bonne et quelle que soit la maîtrise des sources et qui aident à le réaliser. »
Voilà donc une première explication du titre Nous n’avons jamais lu le Coran, qui pourrait aussi bien s’intituler : « Rendez-nous le Coran ! » Car lire le Livre saint, c’est d’abord le donner à la lecture de tout le monde, y compris ceux qui n’y croient pas, sans intermédiaires ni commentateurs de fonction. C’est ensuite y envisager la possibilité de se tromper et d’avoir des rectifications qui constitueront, elles, l’histoire d’un islam nouveau, dans le sens où Bachelard disait : « L’histoire de la science n’est pas celle de nos vérités premières, mais celles de nos erreurs premières. »
Lire, Iqra, mot par lequel commence la Révélation, n’est pas forcément déchiffrer, c’est, étymologiquement, « étreindre et réenfanter ». « Je fais le Coran mien, je l’intériorise et je le reproduis tel qu’il m’a imprégné. Cela ne veut pas dire forcément que je l’interprète à ma façon. Je fais en sorte de le recevoir dans sa fulgurance première, d’en être le premier récepteur, comme le Prophète le fut. »
Lire le Coran, ce n’est pas seulement le réciter, ni y recourir comme à un manuel d’exercices rituels. C’est, bien au contraire, savoir le détacher du simple rite. Exemple : si le texte détaille le déroulement de l’ablution geste par geste, il ne dit presque rien sur la prière. « Preuve, affirme Seddik, que nous devons cesser de considérer le Coran comme un auxiliaire pour l’exercice du rite. » Or les musulmans ont vite fait de conclure que leur capacité de comprendre n’était rien devant un texte révélé et qu’il leur suffisait de le conserver dans un scripturaire.
Certes, c’est le premier acte historique fondateur de l’islam, après la Révélation, mais, à partir du moment où le Coran a été transcrit, on a oublié de le lire pour se contenter de le réciter, avance l’auteur : « Cela fait un millénaire et demi que nous vivons sur cette méprise. Toute l’approche du Coran a été occupée par sa récitation. Et autour de cet acte mécanique s’est construite une tradition faite de hadiths et de réflexions, de suppositions et de supputations qui a pris la place d’une lecture indéfiniment plus active du texte. »
Autre méprise, explique Seddik, celle qui a fait du Coran une surface tabulaire passant de la sourate 1 à la sourate 114 d’une manière continue et homogène. Or les détenteurs de la foi islamique, tous courants confondus, reconnaissent que ce n’est pas dans son ordonnancement actuel que le Coran est venu. Une première transcription du temps du Prophète fut perdue et remplacée par la vulgate actuelle. Chaque unité révélée à Mohammed et transmise à ses disciples était une sorte de fragment. Toutefois, même si ce fragment est une unité autonome, il doit être lu dans son contexte global, tel celui qui regarde une étoile, mais n’oublie pas qu’il en existe d’autres, de distance et d’âge différents et qu’elles font partie d’une voûte céleste aux nombreuses constellations. Ce lecteur qui, devant des sourates dont la révélation s’est étendue sur vingt-trois ans, sait faire le lien du sens entre les versets, établir les correspondances entre des fragments apparemment éloignés, recourir à des rapprochements étymologiques et linguistiques, replacer les propos dans leur conjoncture historique, celui-là agit comme le lecteur intelligent du ciel.
Lire le Coran selon cette perspective, c’est relativiser une approche traditionnelle qui insiste surtout sur les chapitres législatifs. C’est distinguer l’ordre du conjoncturel – quand le texte évoque ou décrit son époque – et l’ordre de l’essentiel – ce qui ne bouge pas dans l’humain. Les versets sur l’esclavage illustrent, à titre d’exemple, le registre temporel. À l’époque du Prophète, la servitude était chose courante et admise. Le Coran y a répondu en faisant de l’affranchissement une vertu et une norme. Ce qui supposait qu’avoir des esclaves devenait contraire à la vertu et à la norme, sans être interdit pour autant. Mais maintenant, quel musulman ou islamiste défendrait la légitimité juridique de ces versets sur l’esclavage ?
Sur le registre de la pensée, une affirmation coranique telle que « Nous avons créé l’homme de la hâte » est un propos que ne nierait pas le plus difficile des philosophes existentialistes pour définir cet être unique et singulier qu’est la personne humaine, la seule qui soit dans la volonté de se dépasser, dans l’impatience de faire, dans le défi de la mort. « Heidegger et Sartre n’ont pas dit plus ni moins », insiste l’auteur. Jouer ainsi sur l’ordre du conjoncturel et historique tout autant que sur ce qui est stable et relève du concept est « le très grand chantier que les musulmans sont appelés à entreprendre », conclut Seddik.
Si cette approche n’est pas aisée ni à la portée de tout le monde, rien n’empêche chaque musulman de s’armer de tous les matériaux intellectuels pour y accéder. Elle sert en tout cas à s’en tenir au contenu exclusif du texte et, ce faisant, à mettre fin au parasitage de la tradition, à faire l’économie des interprétations, des spéculations et des mythes développés par l’exégèse. Enfin, si elle ne débouche pas forcément sur une approche critique, elle permet souvent de découvrir que ce texte appelle chaque époque à faire une lecture selon l’avancée du temps.
Cet ouvrage de Youssef Seddik, à qui l’on doit par ailleurs le fameux Coran en bandes dessinées publié en 1992, irritera-t-il les orthodoxes ? « Oui, confirme l’auteur, parce que je leur remets en mémoire un péché originel des musulmans qui consiste à avoir congelé dans la vulgate le Coran, dès la mort de son transmetteur, pour nous servir un ersatz, qui fait office depuis lors de religion. » Mais, précise Seddik non sans malice, « j’irriterai davantage les islamologues non orthodoxes, ceux qui en sublimant ou, au contraire, en s’en prenant au Coran, s’inscrivent toujours dans ce que la tradition récitante en a fait, la croyant sur parole, et s’y appuyant pour tout jugement ».
« Moi, je quitte complètement cette sphère, ajoute Seddik. Je me place dans le texte et rien que dans le texte. J’en débusque ce que les tenants de la tradition ont fait oublier. » Son objectif dernier : « Je veux que le texte accède à une perception universelle et que les musulmans cessent de le croire limité à La Mecque et à Médine dans son origine et à Dar al-islam dans son expansion. Si ce texte est grand, il doit appartenir à tout le monde, dans la liberté de la lecture, et celle-ci ne peut lui nuire, tant qu’il est grand ! »
Ainsi parle Youssef Seddik, rappelant à bien des égards un croyant célèbre qui refusa clergé, rituels et intermédiaires. Luther bien sûr ! N’est-ce pas la même pensée qui entend rendre le texte au peuple, refuse l’intercession entre Dieu et sa créature et bat le rappel que chaque croyant ne sait rien de son salut au préalable ?
L’islam a-t-il trouvé son Luther ? C’est ce que l’avenir et la capacité de réaction des musulmans diront.

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