Une affaire de famille

Lee Kwan Yew avait assuré la réussite économique de la cité-État. Quatorze ans plus tard, son fils devient Premier ministre. Saura-t-il réformer le régime, resté autoritaire et… paternaliste ?

Publié le 13 décembre 2004 Lecture : 5 minutes.

On peut être le fils de son père sans être « un fils à papa ». Lee Hsien Loong, le nouveau
Premier ministre singapourien, est l’aîné des enfants de Lee Kwan Yew, le fondateur et
dirigeant, entre 1965 et 1990, de la florissante cité-État du Sud-Est asiatique. Mais la
comparaison avec un Bachar al-Assad ou, peut-être demain, avec un Gamal Moubarak ou un Seif el-Islam Kadhafi s’arrête là. Car « Lee junior » est le contraire d’un enfant gâté. Préparé, presque formaté par un père à qui il ressemble beaucoup, cet homme de 52 ans a effectué un parcours probant. Diplômé de Cambridge et de Harvard, il a fait une courte et brillante carrière dans l’armée, qu’il quitte en 1984 avec le grade de général de brigade pour intégrer le gouvernement.
Sous la houlette de son père jusqu’en 1990, puis de Goh Chok Tong, le successeur de ce dernier, il se familiarise avec la gestion des affaires publiques. C’est au ministère de l’Économie, des Finances et du Commerce, le dernier poste qu’il a occupé, qu’il donne toute la mesure de son talent : Singapour traverse sans encombre la crise asiatique de 1998-1999 et réussit à endiguer rapidement les effets de l’épidémie du Sras (ou pneumonie atypique). Après un gros trou d’air au premier semestre 2003, la croissance est repartie sur des bases solides. Elle sera de 9 % environ cette année: la deuxième meilleure performance asiatique derrière la Chine
Programmée, la désignation de Lee Hsien Loong n’a surpris personne. Elle a été réglée dans les moindres détails par son père. Car même s’il s’est officiellement retiré du
pouvoir il y a quatorze ans, le patriarche (81 ans) continue à tirer les ficelles. Considéré, à juste titre, comme l’artisan du décollage économique de Singapour, le vieux chef avait conservé un siège au gouvernement, celui de « senior minister », numéro deux dans l’ordre protocolaire, et émargeait à 1 million de dollars par an. Lee senior était
consulté avant chaque décision importante. Les chefs d’État étrangers, notamment le président français Jacques Chirac, qui lui voue une grande admiration, ne manquaient
d’ailleurs jamais de le rencontrer quand ils venaient à Singapour. Aujourd’hui, c’est Goh Chok Tong, son successeur, qui a hérité du titre de « senior minister ». Mais Lee Kwan Yew ne s’est pas pour autant effacé : il reste «minister mentor » du cabinet dirigé par son fils, mais a promis de limiter son rôle à celui de « conseiller ». Lee Hsien Loong est
de toute façon assez grand pour voler de ses propres ailes. Deux épreuves personnelles, la perte de sa première épouse, en 1982, et, dix ans plus tard, un cancer du système
lymphatique, lui ont forgé le caractère.
Pourtant, si nul ne doute de son aptitude à gouverner, beaucoup se demandent s’il aura la capacité à réformer un régime autoritaire qui a fait son temps. Hypermoderne, la société singapourienne est aussi ultra-policée. Politiquement, elle s’inspire davantage du modèle chinois que du modèle britannique : l’opposition n’est pas représentée au Parlement, la liberté d’expression est sévèrement encadrée, toute critique directe du gouvernement est proscrite.
Le contrôle des naissances a permis d’éviter l’explosion démographique et de maintenir les fragiles équilibres intercommunautaires. Singapour est une mosaïque multiculturelle de
4,2 millions d’habitants, où les Chinois, majoritaires, vivent en harmonie avec les Malais, les Indiens (tamouls principalement) et les Eurasiens. Sauf dérogation, le pays n’accepte pas d’immigration en provenance de sa sous-région et mène la chasse aux clandestins, qui ne sont guère nombreux tant les frontières sont hermétiques. Propre, aérée, verte, « ergonomique », Singapour est une mégapole sans délinquance ni embouteillages, sans dépotoirs ni terrains vagues. Mais tout cela a un prix : la vie quotidienne est ponctuée d’invraisemblables interdictions, que des policiers, qui se promènent régulièrement en civil, se chargent de faire respecter sans états d’âme. Ainsi, il n’est pas permis de s’embrasser dans la rue, de fumer dans les lieux publics. Et, plus surprenant encore, jusqu’à cette année, il était interdit de mastiquer ou même d’importer
du chewing-gum ! Les caméras de surveillance, ostensiblement placées dans les avenues et à l’intérieur des centres commerciaux, rappellent en permanence que « Big Brother » veille.
Bref, Singapour offre un exemple fascinant mais sans doute non transposable ailleurs de paternalisme poussé à l’extrême. Lee Kwan Yew, qui considérait l’ordre et la discipline comme les conditions du développement économique, a élevé ses concitoyens dans le culte de la productivité et du travail. Des recettes naguère efficaces pour séduire les multinationales à la recherche d’une main-d’uvre bon marché, mais nettement moins appropriées à l’ère de l’information et de la communication. Le « tutorat » exercé par l’État ne favorise guère la créativité et l’innovation. Or, pour rester à la pointe du
progrès, Singapour doit constamment trouver les moyens d’attirer les chercheurs du monde entier. Le gouvernement souhaite notamment favoriser l’implantation de centres de
recherche en pharmacie, en génomique et en médecine régénérative. Deux milliards de dollars ont été débloqués à cet effet, et les firmes Novartis et Eli Lilly viennent d’annoncer la délocalisation de certains de leurs laboratoires à Singapour. Mais d’autres s’interrogent. Conscientes qu’une société trop corsetée peut faire fuir les talents, les autorités commencent timidement à sortir de leur carcan moral. Signe parmi d’autres du changement, l’homosexualité est désormais tolérée, et un défilé gay vient d’être autorisé,
sous couvert de « manifestation culturelle ». Lee Hsien Loong, qui dit vouloir incarner les aspirations des nouvelles générations, sera-t-il l’artisan de la libéralisation de la société ? Beaucoup font observer que son passé militaire ne plaide pas en sa faveur
Quoi qu’il en soit, le nouveau Premier ministre hérite d’un programme de travail chargé. Il doit en outre s’attaquer au problème du vieillissement de la population. Avec un taux de fécondité parmi les plus bas du monde (1,25 enfant par femme, contre 5,8 au début des années 1960), le renouvellement des générations n’est plus assuré, et les dépenses de santé et de retraite risquent d’exploser à brève échéance. Partant du constat que les gens travaillent trop et n’ont pas le temps de faire des rencontres et de procréer, le gouvernement a réduit d’une demi-journée (de 5,5 à 5 jours) la durée hebdomadaire du travail des fonctionnaires, espérant que la mesure fera tache d’huile dans le privé. Mais si la natalité ne remonte pas rapidement, la question de la redéfinition de la politique de l’immigration finira par se poser. Une autre révision déchirante en perspective

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