Mbeki peut-il réussir ?

Pourparlers de Lomé, négociations de Marcoussis, sommets d’Accra, huis clos d’Addis-Abeba… Là où tous les autres ont échoué, le chef de l’État sud-africain veut imposer sa méthode, ses hommes et ses moyens.

Publié le 13 décembre 2004 Lecture : 10 minutes.

Les Ivoiriens ne s’y sont pas trompés. D’Abidjan à Bouaké et avant même qu’il ait donné le 6 décembre le fruit de ses premiers entretiens avec ses hôtes , c’est par dizaines de milliers que les « patriotes » ou les militants et partisans des Forces nouvelles (ex-rébellion) sont venus accueillir Thabo Mbeki, en mission spéciale dans leur pays du 2 au 6 décembre. Fanfares, manifestations et cadeaux (tableaux de la Lagune Ebrié de la part du camp Gbagbo, boubou traditionnel chez les « rebelles ») le président sud-africain a eu droit à tous les égards. Et peut déjà se prévaloir d’être le premier médiateur de son rang à s’être rendu à Bouaké. Mandaté par l’Union africaine (UA), à la suite de l’escalade de début novembre, pour briser les obstacles à la paix en Côte d’Ivoire, Mbeki est rapidement apparu à toutes les parties engagées comme l’homme de la dernière chance, celui dont il faut s’attirer la compréhension. Dans le Nord, où l’on joue de sa sensibilité au problème « d’être étranger dans son propre pays », il est reçu comme la seule « garantie pour la paix ». Tandis qu’à Abidjan il est « l’illustre hôte » et « l’ami sud-africain », à qui l’on sert sans retenue la lutte contre les Blancs et l’anticolonialisme. Ce qui n’est pas pour déplaire au négociateur expérimenté qu’est le successeur de Nelson Mandela. « Après les appréhensions du début, le mur de glace s’est aujourd’hui brisé entre Laurent Gbagbo et Thabo Mbeki. Les deux hommes semblent avoir
une convergence de vues sur les questions essentielles de la crise. Gbagbo et Mbeki s’entretiennent régulièrement au téléphone à micro ouvert, avec traduction simultanée. » Cette confidence d’un proche collaborateur du chef de l’État ivoirien en dit long sur la cote du numéro un sud-africain, dernier médiateur en date dans la crise ivoirienne.
Au-delà des symboles, Thabo Mbeki a gagné la sympathie du palais présidentiel de Cocody grâce au « rapport de mission » de six pages qu’il a remis à l’Union africaine à l’issue de sa première visite à Abidjan, le 9 novembre. Lequel crédite Gbagbo de certains signes de bonne volonté, tel l’appel qu’il a lancé pour stopper les violences contre les ressortissants français. Dans les allées du pouvoir à Abidjan, Mbeki jouit d’un certain nombre de préjugés favorables. Pour des contraintes de calendrier, il n’a pas pris part au conclave du 14 novembre à Abuja, dont tous les protagonistes sont aujourd’hui perçus par les pro-Gbagbo comme « des traîtres à la solde de la France ». Il n’est pas non plus francophone, ce qui le rend peu suspect d’être à la botte de Jacques Chirac.
Mais l’entourage du président ivoirien se méfie aussi de la proximité entre Mbeki et le président en exercice de l’UA, Olusegun Obasanjo. C’est le chef de l’État nigérian qui a demandé à son homologue sud-africain d’intervenir là où lui-même ne voyait plus d’issue.
Mbeki pourra-t-il véritablement réussir là où ses pairs piétinent ? Là où Albert Tévoédjrè, le représentant spécial de l’ONU un autre médiateur vient de jeter l’éponge, découragé par les échecs subis depuis deux ans et éreinté par ses relations tendues avec Gbagbo d’une part et l’ambassadeur français Gildas Le Lidec de l’autre ?
Le Sud-Africain apporte du sang neuf dans une crise où les principaux acteurs semblent irréconciliables. Il rassure les populations qui s’impatientent de voir aboutir une sortie de crise négociée. Il permet aux Français de respirer en se soustrayant d’un face-à-face tendu avec le pouvoir d’Abidjan. Investi par l’UA, il ne demande rien ni aux uns ni aux autres. Il est aussi étranger à la région, à ses coteries et autres inimitiés ou rivalités anciennes ou de fraîche date , gage de sa neutralité. Il a un il neuf, se déplace par ses propres moyens, s’entoure de sa propre garde rapprochée pour garantir sa sécurité lors de son voyage entre Abidjan et Bouaké, les deux villes de la discorde. Plutôt que de s’en remettre à l’Onuci ou aux troupes de Licorne, ce sont ses soldats (une quarantaine) de la Sandf (South African National Defence Force) qui l’accompagnent, avec véhicules et hélicoptères.
La mission en Côte d’Ivoire n’est pas sans risque. Nombreux sont les Sud-Africains qui ne se sont pas fait prier pour railler la prétention de leur président et prédire son échec. D’autant que ce dernier avait déjà fort à faire entre un voisin zimbabwéen sourd aux
pressions et l’enlisement dans les Grands Lacs où sa médiation semble mise en péril par la résurgence des tensions entre la RD Congo et le Rwanda. Ainsi, le 6 novembre, quand il accepte la mission que lui confie l’UA, la gestion de son agenda devient subitement un casse-tête pour ses assistants.
Mais l’occasion est trop belle pour la manquer. En se lançant dans une mission difficile les Sud-Africains connaissent mal le terrain francophone , il a l’occasion d’appliquer à
nouveau sa théorie privilégiée: résoudre les problèmes africains entre Africains. Aussi a-t-il demandé et obtenu de l’UA et du Conseil de sécurité de l’ONU que la résolution 1572 du Conseil de sécurité relative à la restriction des déplacements et au gel des avoirs ne s’applique pas immédiatement. Un délai de mise à l’épreuve d’un mois, du 15novembre au 15décembre, comme préconisé par le tout premier projet de résolution français, a été ainsi
accordé. De même, il a voulu éviter le vote, aux Nations unies à la fin novembre, des résolutions condamnant les atteintes aux droits de l’homme au Soudan et au Zimbabwe, afin de ne pas faire échouer les médiations africaines. Aujourd’hui, l’Afrique francophone découvre donc la méthode Mbeki. Celle qu’il a appliquée au Zimbabwe, en RD Congo, au Burundi, aux Comores ou encore en Haïti.
À la veille de son premier déplacement à Abidjan, Mbeki consacre deux jours à s’informer en téléphonant à Jacques Chirac, Olusegun Obasanjo, Alpha Oumar Konaré et aux autres chefs d’État de la région afin de préparer son entrée en scène. Connu pour son sérieux, sa capacité de travail et sa prudence, le président s’est ensuite prémuni contre toute fuite en cultivant le secret et le mystère. Jusqu’au 10 janvier prochain, date à laquelle il doit présenter son rapport devant le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine (UA), peu d’informations risquent de filtrer sur le résultat de ses tractations. Il avance à petits pas, réserve aussi longtemps que possible son point de vue. À la flamberge, il préfère le pragmatisme. Tient toujours à jauger lui-même les différents protagonistes, ne s’encombrant d’aucune prévention diplomatique ou partisane.
Et rencontre aussi bien son homologue burkinabè, Blaise Compaoré, que l’épouse du chef de l’État ivoirien, Simone Gbagbo.
Toujours à la recherche de compromis et adepte des négociations à huis clos, le président ne laisse de côté aucun des acteurs principaux de la crise. Après son premier voyage en Côte d’Ivoire, il a fait défiler à Pretoria l’ex-Premier ministre Alassane Ouattara,
Guillaume Soro, Alphonse Djédjé Mady (secrétaire général du PDCI, parti de l’ancien président Henri Konan Bédié), le chef du gouvernement de « réconciliation nationale » Seydou Elimane Diarra et, finalement, le 28 novembre, Simone Gbagbo, qu’il a pris soin de recevoir en tant que président de l’ANC et non pas comme chef de l’État. Avantage des rencontres « d’homme à homme » au lieu des grands raouts: pouvoir établir une relation de confiance avec chacun des protagonistes quel que soit son sentiment personnel à leur égard. Avec chacun d’entre eux, il aborde les points litigieux et ne contourne pas les divergences. Sa seule intervention publique, devant les députés ivoiriens, le 4 décembre,
a servi à secouer l’Assemblée nationale et à lui rappeler que « le temps pressait, qu’il faudrait rapidement voter des lois ».
Auprès de lui, il a appelé trois personnes de confiance et pas une de plus pour prendre en charge le dossier ivoirien (voir encadré pp. 50-51). Mosiua Lekota, le ministre de la Défense, a d’abord travaillé sur les aspects militaires. Aziz Pahad, l’indéfectible vice-ministre des Affaires étrangères (et compagnon de lutte du président) a rapidement pris le relais en excellent connaisseur de la diplomatie africaine. Mojanku Gumbi, enfin, la conseillère incontournable de Mbeki, a planché sur les textes des accords de Marcoussis-Kléber et d’Accra III. En bon élève, le président s’est lui aussi lancé à corps perdu dans le travail. Il sera finalement resté en Côte d’Ivoire cinq jours, du 2au 6 décembre: presque plus qu’à Pretoria depuis le début de novembre tant il
multiplie les déplacements à l’étranger. À Abidjan et à Bouaké, il a rencontré, l’un après l’autre, tous les acteurs, revenant même voir Laurent Gbagbo, Seydou Elimane Diarra et Mamadou Koulibaly (président de l’Assemblée nationale) le 6 décembre après son passage
chez les rebelles la veille, pour leur faire part de ses cinq heures d’échange avec leur chef, Guillaume Soro. Et, premier signe encourageant, a soutiré à Laurent Gbagbo la promesse d’obtenir que l’Assemblée nationale se penche dès le 10 décembre et se prononce de préférence avant la réunion du Conseil de paix et de sécurité de l’UA, le 10 janvier
sur ce qu’il considère comme la pomme de discorde: une révision de l’article 35 de la Constitution relatif aux conditions d’éligibilité à la présidence de la République.
Mais Mbeki n’est pas dupe. Ses entretiens l’ont amené à la conclusion que les parties ivoiriennes étaient incapables d’arriver à un consensus et que la solution ne pourrait venir que de l’extérieur. Si, officiellement, le légaliste qu’il est insiste sur la nécessité d’appliquer les accords déjà signés (Marcoussis-Kléber et Accra III), en privé, il reconnaît que cette condition ne sera probablement pas suffisante. Dès le 22 novembre, il évoquait une nouvelle « feuille de route vers la paix » faisant du Premier ministre ce qui, pour Mbeki, ne veut pas forcément dire l’actuel titulaire du poste, Seydou Elimane Diarra le pivot central d’une solution de sortie de crise.
Car le numéro un sud-africain n’a pas confiance en Gbagbo (n’avait-il pas été l’un des premiers, au lendemain de la présidentielle ivoirienne d’octobre 2000, à demander l’annulation de l’élection qui l’avait porté au pouvoir ?), qu’il n’hésite pas à qualifier, dans les couloirs feutrés de Pretoria, « d’activiste ». Il n’apprécie pas davantage l’intransigeance de Soro, et trouve que Ouattara ne représente pas, à ses yeux,
une solution dans l’état actuel des choses. Il lui suggère d’ailleurs de ne pas se présenter à la magistrature suprême en 2005. De fait, Mbeki prône la délégation des pouvoirs au chef du gouvernement. Une option déjà entérinée à Marcoussis et qui à l’heur de plaire aux Français.
Sa relation avec l’ancienne puissance coloniale n’en est pas pour autant des plus faciles. Les convictions idéologiques du combattant de l’apartheid se heurtent facilement
aux ambiguïtés post-coloniales, comme l’a montré la crise haïtienne en 2004. Mais, plus par réalisme que par enthousiasme, le médiateur se doit d’intégrer la démarche française. Durant tout le mois de novembre, il n’a cessé de recueillir informations et analyses à l’Élysée ou au Quai d’Orsay. Télégrammes, lettres et coups de fil à Jacques Chirac, notes et correspondances diplomatiques rien n’a été laissé de côté pour s’imprégner de la
connaissance française du terrain ivoirien et rassurer Paris sur la nature de son intervention. Dans une lettre adressée le 1er décembre à Jacques Chirac, il évoque les tentatives d’« intox » qui courent en Côte d’Ivoire et qui présentent sa démarche comme dirigée contre la France.
Une précaution nécessaire, car dès l’arrivée de Mbeki à Abidjan, le 2 décembre, deux journaux proches du pouvoir ivoirien ont affirmé à tort que des heurts ont eu lieu entre troupes françaises et sud-africaines à l’aéroport d’Abidjan. « Nombreux sont ceux, en Côte d’Ivoire et en dehors, écrit-il à son homologue français, qui continuent d’insinuer que certaines personnes en France sont déterminées à faire échouer notre médiation. Je suis convaincu qu’il n’en est rien. Néanmoins, je crois de mon devoir
d’attirer votre attention sur ces rumeurs. Je ne doute pas que vous prendrez les mesures nécessaires pour éviter toute incompréhension. » Une chose est claire: aujourd’hui, Mbeki n’est pas contre la présence militaire française en Côte d’Ivoire.
Si la possibilité d’un remplacement progressif des troupes françaises par des éléments
africains a été un moment envisagée, le président sud-africain sait qu’elle n’est pas possible dans l’immédiat et que son pays, qui serait fortement sollicité, n’est pas prêt financièrement à assumer l’envoi et l’équipement de soldats en Côte d’Ivoire, sans aide française ou européenne.
Au final, les propositions que le président sud-africain inscrira sur sa « feuille de
route » pourraient ne pas être véritablement nouvelles. Mais il dispose de plusieurs atouts : une force de persuasion personnelle, un certain savoir-faire dans la résolution des conflits, l’appui total de la communauté internationale et l’exemplarité sud-africaine
en matière de négociations. C’est assez pour que Mbeki se voie conforté dans le sentiment d’être investi d’une mission de paix et d’une responsabilité sur le continent. Il n’a pas dû se faire prier pour accepter un dossier qu’on pensait réservé aux Africains de l’Ouest et à la France. Et pourrait bien, contrairement aux pronostics des uns et des autres, rester totalement impliqué dans la crise ivoirienne. Un «bourbier», susurre-t-on à Soweto et au Cap, où d’aucuns trouvent Abidjan et Bouaké bien loin.
Mais cette médiation dans la partie francophone du continent, dont certains doutent qu’elle débouche rapidement sur des résultats concrets, est pour lui un moment historique. Déjà salué comme tel. Dès le 2 décembre, il reçoit une lettre de l’homme politique français François Bayrou qui l’assure de son soutien. À peine était-il rentré à Pretoria le 6 décembre, que Mbeki gagnait ses lauriers d’« homme de paix » en recevant les compliments du département d’État américain et le soutien officiel de la France.

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