Istanbul L’Europe à portée de main

Ecartelée entre deux mondes, la mégapole du bosphore s’interroge : son avenir passe-t-il par l’UE ?

Publié le 13 décembre 2004 Lecture : 10 minutes.

Ce qui frappe, dès l’arrivée à Istanbul, c’est qu’ici les hommes sortent, discutent ou se promènent en groupe. Un peu comme en Grèce, à la manière méditerranéenne. Personnellement, je ne m’en plaindrai pas.
Autre surprise, d’un tout autre genre, qui fait penser à un pays relativement pauvre : l’état du réseau électrique. Les fils pendent partout, les toits sont hérissés d’antennes et de paraboles. Les Turcs affirment pourtant qu’en ce domaine les progrès accomplis en quelques années sont énormes.
De fait, pendant que les esprits chagrins ratiocinent pour savoir si elle fait ou non partie de l’Europe, la nouvelle Turquie s’enrichit et se développe. Elle s’est relevée très vite, et à la surprise générale, d’une grave crise économique ; sa croissance pourrait atteindre plus de 10 % en 2004. Et le phénomène ne se limite pas à Istanbul, à la fois très éloignée des réalités sociales du Sud-Est anatolien et très représentative, par sa diversité sociologique, politique et économique, de l’ensemble du pays.
Istanbul n’avait que 1 million d’habitants dans les années 1950, elle en compte aujourd’hui quelque 12 millions. Les nouveaux venus, souvent originaires du Sud-Est ou de la mer Noire, s’agrègent peu à peu à un ensemble urbain très disparate. C’est sans doute trop et il faudra qu’un rééquilibrage s’opère. En attendant, cela donne une ville d’une beauté et d’une étendue spectaculaires, d’aspect très oriental, au développement anarchique avec ses habitations hétéroclites (certaines délabrées, d’autres rénovées), grouillante de monde et d’énergie. Istanbul n’est pas coquette. Elle est, au contraire, sans apprêts. Mais son « cachet » tient, justement, à cet apparent désordre.
Dans les cours, comme à Valence ou à Naples, il y a du linge aux fenêtres et des escouades de chats errants qui se battent en poussant des cris rauques. Le matin, on est réveillé par les mouettes et l’appel discret du muezzin, parfois précédé d’un roulement de tambour « spécial ramadan » destiné à réveiller ceux qui doivent se dépêcher de prendre leur petit déjeuner. Cette coutume tend à disparaître.
Tout est très propre : musées, sites touristiques, et même… les toilettes publiques. Certains pays de la vieille Europe gagneraient à se mettre au parfum ! Les rives de la mer de Marmara comme celles du Bosphore sont très bien entretenues : aires de jeux pour les enfants et pelouses soignées où se promènent les amoureux et s’affairent les pêcheurs.
Le ramadan a peu d’impact sur l’activité. Certains s’en moquent ouvertement, d’autres l’oublient. La plupart de mes amis, consultés avant le voyage, ignoraient jusqu’à la date du bayram (la fête de la fin du ramadan). Le jeûne est pourtant respecté par beaucoup (y compris nombre de coquettes qui en profitent pour faire leur régime annuel), mais sans que cela se sente. Simplement, vers 18 heures ou 19 heures, il est difficile de trouver un taxi : les chauffeurs s’alimentent, puis la circulation devient dense car les Stambouliotes filent au restaurant. Ce qui ne signifie nullement que tous les Turcs se privent : à midi, les restaurants sont ouverts… et pleins.
À l’heure de la rupture du jeûne, les minarets s’éclairent et une maxime apparaît tout autour, en lettres scintillantes. Par exemple, « l’ignorance est le pire des maux ». Tout un programme…
Que répondre à ceux qui voient des foulards islamiques partout ? Que minijupes et talons hauts ont tout autant d’adeptes que dans l’Europe « chrétienne ». Et que, comme nous le serine la publicité, les Turques ont tout autant accès que les Occidentales aux plus grandes marques de produits de beauté, parce qu’elles « le valent bien ». Du reste, en matière de voile, il faut distinguer entre le traditionnel foulard (le basörtüsü), noué avec négligence (cas le plus répandu) et le türban islamiste, militant, fermé par des épingles et porté assez souvent par des étudiantes à lunettes, sortes d’intellectuelles féministes… On croise aussi quelques femmes, en général âgées, entièrement vêtues (et voilées) de noir : il s’agit de la version « ancienne » du türban. Tout le monde ici est formel : il n’y en a pas davantage que par le passé, et le quartier de Fatih, où elles se trouvent principalement, a toujours été un bastion religieux.
Détail amusant : dans l’enceinte du palais de Topkapi, les femmes voilées se font soudain plus nombreuses. En particulier dans les salles où se trouvent des reliques du prophète Mohammed. Mais dans le harem des anciens sultans, on chercherait en vain l’une de ces dévotes : sans doute trouvent-elles l’endroit, même plusieurs siècles plus tard, par trop licencieux !
« Ces karafatma [les « cafards », ou femmes en noir] ne sont pas la Turquie ! » lance Hayri, qui m’entraîne dans les quartiers les plus branchés, loin de ces sikmabas (« têtes coincées ») qui « puent ». L’attachement à la laïcité n’est pas un mot creux. Sur la place Taksim, le jour de la fête de la République (29 octobre), le monument dédié à Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de l’État turc moderne, est couvert de fleurs. La foule afflue de l’avenue Istiklal : les écoliers sont en uniforme, garçonnets en blouse bleue et fillettes avec des jupes plissées. Les couleurs nationales (rouge et blanc) et des portraits d’Atatürk tapissent les murs des immeubles.
Le soir, sur la rive asiatique du Bosphore, le rythme est d’ordinaire plus nonchalant, une gigantesque manifestation réunit au moins 100 000 personnes sur la Bagdat caddesi. Aucun slogan ou banderole politiques, juste une population qui chante et crie son attachement à la République. C’est considéré comme un message très clair à l’AKP, le parti au pouvoir : de centre droit mais issu de la mouvance islamiste, il est soupçonné par les kémalistes « purs et durs » d’avancer masqué. Mais au vu des bons résultats économiques et des mesures adoptées, allant dans le sens d’une plus grande démocratisation, les Turcs sont globalement satisfaits de leur gouvernement.
Ipek, 20 ans, étudiante à l’université de Galatasaray, résume le sentiment général : « Ce que fait l’AKP va dans le bon sens. Pourtant, quand ils ont gagné les élections législatives, en novembre 2002, mes parents voulaient quitter le pays tant ils craignaient une évolution à l’iranienne. Depuis, ils se sont ravisés. Et puis, on sait que notre armée et notre président, Ahmet Necdet Sezer, veillent… »
Istanbul ne chôme jamais, ou presque. De très nombreux commerces et magasins sont ouverts le dimanche : c’est pourtant le jour chômé, comme en Europe. Dans les quartiers chic (Tesvikiyé, Nisantasi), on trouve les enseignes de toutes les grandes marques européennes et américaines. À Taksim, en plein centre, et sur l’avenue de Bagdad, sur la rive asiatique, le trottoir est identique à celui des Champs-Élysées. « On a fait venir la même pierre grise de Chine », s’enorgueillit Hayri. Ailleurs, c’est plus compliqué, et on ne cesse de monter et de descendre les collines…
La rue des Français, à Cihangir, est un chef-d’oeuvre de kitsch. Restaurants avec des menus en français, chansons d’Édith Piaf ou de Claude Nougaro, fresque de Toulouse-Lautrec sur un mur en trompe l’oeil… On croise, vers la rue Siraseviler, le cinéaste Atif Yilmaz, des artistes et des intellectuels. Le café Leïla, très cosy, ne désemplit pas. Tard le soir, au détour d’une ruelle déserte, un jeune sniffe du Tiner, un solvant très toxique pour le système nerveux. À fuir comme la peste : le manque de drogue rend ces malheureux très agressifs.
Ce soir, dîner chez Inci, 55 ans, la pimpante directrice d’une école maternelle privée, dans le quartier de Nisantasi. Tailleur rouge et brushing impeccable, elle reçoit une douzaine de convives. La discussion s’anime, prend un tour politique. Un policier à la retraite raconte comment il a été « viré » en raison de ses activités de syndicaliste (de gauche), après le coup d’État de 1980. Hüsseyin, un gros propriétaire terrien de la région d’Adana (Sud), prend, lui, la défense de l’armée. Que pense-t-il du gouvernement AKP ? « Ce sont des menteurs. Quand ils voient des pauvres, ils font semblant de prier. » Pense-t-il que la Turquie entrera un jour dans l’UE ? « Peut-être dans vingt ans, soupire-t-il. C’est dans notre intérêt. Reste à savoir si c’est dans celui de l’Europe. » Qu’est-ce qui pose problème, à ses yeux ? « Nous sommes trop nombreux. »
Martina, la cinquantaine, est une blonde Allemande. Fille d’un ingénieur des Mines, elle vit en Turquie depuis son enfance et ne sent plus aucun point commun avec son pays d’origine. Mais à la question de savoir si elle est favorable à l’entrée de la Turquie dans l’UE, elle élude la question : désignant la tablée (de Turcs), elle me répond qu’elle me le dira « quand il y aura moins de monde ».
« Qu’est-ce qui vous prend, à vous les Français ? Nous sommes prêts à entrer dans l’Europe ! » s’exclament les convives qui, joignant le geste à la parole, entonnent un vibrant Frère Jacques en français ! « On compte sur Chirac », souffle Kürsat, un enseignant, qui se dit persuadé que ce dernier dira « oui » à l’ouverture de négociations avec la Turquie lors du sommet européen du 17 décembre.
Car le dossier européen est dans toutes les têtes et fait la une de tous les journaux. L’élection américaine, en revanche, n’a intéressé personne. Alors que la campagne battait son plein à Washington, il fallait poser la question avec insistance pour obtenir des Turcs une réponse précise : oui, ils préféraient Kerry à Bush, mais du bout des lèvres, sans passion. Le jour de l’élection (2 novembre), le grand quotidien Milliyet ne consacrait à l’événement qu’un articulet en page 11 ! Les Turcs estiment que cette élection ne changera rien pour leur pays. La seule chose qui intéresse les plus avertis (ou les plus nationalistes), c’est l’évolution de l’Irak, en particulier celle de l’Irak du Nord, peuplé de « frères turkmènes » et de Kurdes à surveiller de près.
La date du 17 décembre est donc perçue comme cruciale pour le développement et la démocratisation du pays. Les plus pessimistes, ceux qui rappellent que les réformes existent sur le papier, mais ne sont pas appliquées en pratique, sont farouchement partisans de l’entrée de la Turquie dans l’UE.
Tout le monde s’accorde à dire que le pays « a accompli d’énormes progrès en peu de temps », que l’Europe « doit en tenir compte » et que la perspective d’une adhésion est « indispensable pour parachever » cette évolution. L’UE apparaît comme une solution miracle à tous les problèmes, le prolongement logique et le « coup d’accélérateur » indispensable à la démocratisation.
Dans ce contexte, les réticences françaises ont été très mal vécues par les Turcs. L’attitude de François Bayrou les a particulièrement indignés, car « il dit n’importe quoi ». Silence sur Philippe de Villiers : devant tant de sottise (il n’y a même pas d’écrivains en Turquie, soutient le vicomte au petit pied), le mépris ferme la bouche.
Mes interlocuteurs, souvent de parfaits francophones formés au lycée de Galatasaray, fondé en 1868 par le sultan Abdulaziz et Napoléon III, rappellent que la Turquie est un pays tout aussi laïque et républicain que la France. « C’est après sa visite à Galatasaray, en 1992, que le président Mitterrand a accepté l’idée que la Turquie pourrait entrer dans l’Union européenne, alors qu’il se montrait jusque-là réticent », certifie Göksin, qui jure tenir l’information d’un ancien conseiller du président. « J’ai assisté à la scène : à sa sortie du lycée, François Mitterrand a demandé qu’on le laisse descendre l’allée tout seul, en silence. C’est à ce moment-là qu’il a pris sa décision. » Vérité historique ou spéculation d’un admirateur de l’ancien président français, peu importe : Mitterrand n’était-il pas un homme de symboles ?
Douze ans plus tard, qu’en pensent les jeunes ? La plupart de ceux que j’interroge, pourtant dans les plus grandes écoles et universités, pensent que la Turquie n’est pas prête à entrer dans l’UE et se montrent inquiets à cette perspective. « Dans dix ans ou plus, cela sera peut-être possible. » Leur crainte ? Que la tradition d’hospitalité, la générosité et la gentillesse de leurs compatriotes disparaissent sous les coups d’une mondialisation aussi sauvage qu’uniformément vulgaire.
Les milieux économiques sont bien plus pragmatiques. D’ici à vingt ou trente ans, estiment-ils, la Turquie sera l’une des économies les plus importantes de l’Europe, et le revenu par tête, qui est actuellement de 6 000 euros en parité de pouvoir d’achat, devrait, selon eux, atteindre au moins 10 000 euros en 2014, date de l’éventuelle accession à l’UE, avec un taux de croissance de 5 % par an en moyenne dans la décennie à venir. Croire que ce décollage se limite à Istanbul et aux villes côtières est faux : il n’est qu’à voir l’essor de ce qu’on appelle désormais les « tigres anatoliens » (Kayseri, Gaziantep…) pour se persuader du contraire. « L’image du pays va s’améliorer, me confie la correspondante d’une chaîne de télévision européenne. On va enfin nous demander de « sortir » des sempiternels reportages sur les pauvres Kurdes, la torture ou les femmes voilées du quartier de Fatih et de montrer davantage le dynamisme du pays. » Inch’Allah…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires