Fallouja, vraie ou fausse victoire ?

Publié le 13 décembre 2004 Lecture : 4 minutes.

Les troupes américaines ont tué plus d’un millier d’insurgés à Fallouja et ont mis la main sur des stocks d’armes et de munitions. Mais ce ne sont pas les fusils et les combattants résolus qui manquent en Irak. Le plus inquiétant est le soutien qu’apporte
aux rebelles une large fraction de la population dans la zone sunnite.
Si des opérations de grande ampleur comme l’assaut contre Fallouja revêtent une apparence de succès, au cours des soixante dernières années les grandes puissances ont pu vérifier à maintes reprises qu’une victoire militaire n’est pas nécessairement synonyme de victoire politique.
D’ailleurs, les insurgés ne cherchent pas à l’emporter sur le champ de bataille.
La première règle d’une insurrection est d’éviter un affrontement à grande échelle avec les forces gouvernementales. Les guérilleros attaquent des civils ou des unités militaires isolées. Et ils choisissent leur heure pour passer à l’action. Des combattants habiles cèdent du terrain, disparaissent quand les unités ennemies approchent en force, puis, dans l’ombre, organisent des enlèvements ou des attentats à main armée ou à l’explosif. Il fallait s’attendre, dès que l’assaut contre Fallouja a été lancé, à ce que
les rebelles irakiens montent des coups isolés à Mossoul, Samara et autres lieux.
S’il suffisait de prendre le contrôle des villes pour réussir une contre-insurrection, on
aurait pu prévoir une victoire française après la bataille d’Alger de 1957, une victoire américaine après la défaite des Nord-Vietnamiens et du Vietcong à Hué en 1968, et une victoire russe sur les Tchétchènes après la prise de Grozny en 1995. Au lieu de quoi les Français et les Américains ont perdu, et la guerre continue en Tchétchénie.
Selon la célèbre formule de Lawrence d’Arabie, se battre contre des rebelles, c’est « manger de la soupe avec un couteau ». Les guérilleros ne dépendent pas de lignes de communication et de ravitaillement vulnérables : il faut donc les attaquer directement. Il suffit de quelques milliers d’hommes armés pour semer le désordre dans un pays de
dizaines de millions d’habitants. Ils se fondent dans la population et, souvent, le seul moment où ils se distinguent des civils est quand ils ouvrent le feu.
C’est pourquoi, dans l’histoire de la contre-insurrection, les échecs succèdent aux échecs. Depuis la Seconde Guerre mondiale, de puissantes armées ont mené sept guerres importantes contre des insurrections : la France en Indochine de 1945 à 1954, la Grande-Bretagne en Malaisie de 1948 à 1960, les Français en Algérie dans les années 1950, les États-Unis au Vietnam, l’Union soviétique en Afghanistan, Israël dans les Territoires occupés et la Russie en Tchétchénie. Sur les sept, quatre ont été des échecs retentissants, deux ont un instant flirté avec le succès, une seule pour les Britanniques en Malaisie a constitué un indéniable succès.
Aussi longtemps que durera l’insurrection en Irak, il est peu probable que l’Amérique atteigne les objectifs politiques qu’elle s’est fixés : un Irak unifié, démocratique, première étape d’une démocratisation plus large du Moyen-Orient. En réalité, l’Amérique doit aujourd’hui réfléchir à l’éventualité d’un gouvernement irakien dominé par les djihadistes antioccidentaux, ou d’une guerre civile prolongée entre les communautés sunnite, chiite et kurde qui ferait des millions de victimes et créerait une pépinière où
des groupes terroristes comme al-Qaïda pourraient trouver et former des recrues.
Compte tenu de ces redoutables éventualités, peutêtre les États-Unis devraient-ils revenir à des objectifs plus réalistes. Certains ont proposé de laisser l’Irak se diviser en trois pays indépendants, sunnite, chiite et kurde. On éviterait ainsi un affrontement violent pour le contrôle du gouvernement central après le retrait américain. L’Histoire et tout récemment encore en Yougoslavie enseigne cependant que la partition est lourde de dangers. Des millions de personnes seraient forcées de partir de chez elles, et
beaucoup ne le feraient pas sans se battre. En outre, les petits pays nés de la division
de l’Irak pourraient être annexés par leurs voisins plus puissants. La partie chiite serait une grande tentation pour l’Iran.
Autre possibilité peu séduisante : soutenir la consolidation du pouvoir entre les mains d’un nouvel homme fort laïc. Cela pourrait apporter une forme de paix, mais la pilule
serait amère pour les Irakiens qui auraient eu un avant-goût de la liberté. Saddam Hussein n’a réussi à imposer l’unité de son pays politiquement et religieusement divisé qu’au prix d’une répression quasi permanente. Il paraît peu probable que son successeur puisse gouverner avec un gant de velours.
Ce sont là des perspectives peu encourageantes. Le fait que l’Amérique soit obligée de les envisager souligne la prudence dont il faudrait faire preuve avant de s’engager dans une guerre. Cependant, les choses étant ce qu’elles sont aujourd’hui, si les États-Unis trouvent le moyen de rapatrier dans les prochaines années la plus grande partie de leurs troupes et laissent derrière eux un Irak qui ne soit ni en proie à la guerre civile ni un sanctuaire pour al-Qaïda et ni une menace immédiate pour ses voisins, l’Histoire retiendra
peut-être que l’entreprise a été un succès contre toute attente.

* Professeurs de sciences politiques au Dartmouth College, New Hampshire (États-Unis).

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