Tunisie – Z : « Si on contextualise nos caricatures, on peut tout montrer »
Depuis Paris et sous couvert d’anonymat, le caricaturiste tunisien Z raille crûment les politiques et la religion. Quel regard porte-t-il aujourd’hui sur son pays et sur les débats autour de la liberté d’expression ? Entretien.
Politique, diplomatie, enjeux sociaux et sociétaux… Depuis 2007, le caricaturiste Z scrute de près l’actualité tunisienne sous couvert d’anonymat dans son blog « Débat Tunisie ». Cet observateur sans concessions se représente sous les plumes d’un flamant rose et prend un malin plaisir à railler les femmes et les hommes de pouvoir. Certains reviennent d’ailleurs très régulièrement dans ses planches. C’est le cas d’Abir Moussi, meneuse du Parti destourien libre (PDL) qu’il va jusqu’à comparer à une « Marine le Pen à la sauce tunisienne » et qu’il représente régulièrement sous la forme du postérieur de Ben Ali.
Il surnomme encore le leader de Qalb Tounes, Nabil Karoui, « Kakaroui » et celui d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, « Zaballah ». Non sans ironiser sur la religion. À l’heure où le débat sur le sacré oppose de nouveau défenseurs de la liberté d’expression et croyants, il refuse toute censure. En ce dixième anniversaire de la révolution tunisienne, il confie à Jeune Afrique ses espoirs et ses craintes pour son pays.
Jeune Afrique : De part et d’autre du spectre politique, chacun en prend pour son grade dans vos caricatures. Qu’apporte cette irrévérence ?
Z : Le principe de mes dessins, c’est que je ne m’autocensure pas. En tant que blogueur né d’une forme de cyberdissidence, je critique toutes les formes du pouvoir. Il y a une part de conviction mais il ne faut pas oublier que je suis dans la caricature et que je force donc le trait. Je choisis en particulier de croquer les personnalités qui ont la capacité d’embrigader les masses.
Même si elle n’est pas forcément la plus nuisible en ce moment, Abir Moussi m’interpelle par exemple en temps qu’héritière de l’ancien système. Je ne pense pas qu’un régime tel que celui de Ben Ali pourrait de nouveau exister, mais elle encourage sa vision paternaliste et autoritaire. Or j’ai forgé mon éducation politique dans l’opposition à Ben Ali.
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Vos dessins sont parfois très crus, vous n’hésitez pas à représenter des scènes de sodomie pour figurer les abus de certains dirigeants. Cette vulgarité ne vous coupe-t-elle pas d’un public plus large ?
Certains politiques font preuve d’énormément de vulgarité, dans leurs discours mais aussi dans leur comportement vis-à-vis des citoyens et du bien public, et cela pollue le débat. La meilleure traduction que je puisse en faire passe aussi par une certaine vulgarité graphique.
C’est beaucoup plus parlant de représenter des scènes de violences sexuelles pour figurer des abus
Mais c’est en effet à double tranchant. J’assume de m’attaquer à certains tabous comme la nudité ou la sexualité car ils sont amenés à évoluer. Avant, c’était le pouvoir qui était tabou ! Je préfère rester cohérent plutôt que de réfléchir à qui je vais heurter. En dessinant des sodomies par exemple, loin de moi l’idée de porter un jugement sur cet acte. Mais c’est beaucoup plus parlant de représenter des scènes de violences sexuelles pour figurer des abus. La caricature se base sur des clichés.
Sous Ben Ali, vous aviez un public connecté et politisé à même de contourner la censure. Avez-vous élargi votre lectorat ?
Oui, il a changé de nature. Mon blog comptabilise environ 10 000 vues par mois et reste fréquenté par les initiés qui ont le temps de lire mes textes. Facebook m’a permis de toucher un public beaucoup plus large, pas forcément francophone et pas toujours ouvert à la caricature et à l’impertinence. Ma page compte 86 000 fans et une publication peut ramener 20 000 vues en deux heures.
Par conséquent, depuis la révolution, j’y subis plus d’attaques d’un certain type de public que de l’État ! Les conservateurs ne supportent pas les allusions au sexe ou à la religion, les fans de football défendent leur sport comme la deuxième religion en Tunisie, et les partisans défendent leurs leaders quand je m’en prends à eux.
Dix ans après la révolution tunisienne, quel regard portez-vous sur le multipartisme et une classe politique en partie émergente ?
Cette classe politique s’avère souvent davantage motivée par les intérêts particuliers des clans desquels elle émane que par l’intérêt général. Même si le président Kaïs Saïed a pu donner l’impression sincère qu’il dépassait les intérêts individuels, il a perdu cet élan. C’est comme une fatalité.
Ghannouchi a compris qu’il fallait composer avec une corruption généralisée pour durer
Rached Ghannouchi est lui l’incarnation parfaite du politicien qui a su s’arranger avec l’ancien régime, l’oligarchie, les extrémistes. Il incarne le consensus et l’acrobatie politique. Il a compris qu’il fallait composer avec une corruption généralisée pour durer.
Quel bilan tirez-vous de la transition démocratique ?
Je reste optimiste car c’est un processus lent. On le vit d’autant plus dans la douleur que le contexte est critique mais cela ne m’empêche pas de garder espoir. Les politiciens sont obligés de prendre en compte les injonctions nées de la révolution.
Ce qui m’inquiète, c’est que les inégalités sociales se soient renforcées. Cela créé un sentiment de défiance envers l’État, qui n’a plus aucune crédibilité. On constate un régionalisme grandissant dans les coins les plus délaissés, où la situation s’est dégradée. Certains exercent des pressions en faisant couper les lignes d’eau ou l’accès au pétrole ici et là, car l’État est absent et ne joue plus son rôle.
Pourquoi conserver votre anonymat puisque la liberté d’expression est censée être désormais garantie en Tunisie?
Elle n’est pas garantie. Récemment, la blogueuse Emna Charki a été condamnée à six mois de prison pour avoir partagé une satire d’une sourate du Coran sur les réseaux sociaux. J’ai toujours su que la liberté d’expression n’était pas totalement acquise en Tunisie. Sachant que le sujet du sacré en particulier reste tabou, je préfère garder l’anonymat.
Je n’ai pas eu besoin de Charlie Hebdo pour comprendre la nécessité d’aborder la religion de manière satirique
L’assassinat du professeur français Samuel Paty a relancé le débat sur les éventuelles limites de la liberté d’expression, comment vous positionnez-vous sur cette question ?
J’ai été scandalisé par le fait que nombre d’artistes tunisiens réagissent davantage aux déclarations d’Emmanuel Macron en faveur de la liberté d’expression qu’à une décapitation. Ça me révolte qu’on reste dans ce type de rapport ridicule au sacré. L’assassinat de Samuel Paty aurait dû faire l’objet de condamnations univoques. L’intelligentsia ne devrait plus céder à la bigoterie ambiante et au populisme mais rappeler que nous avons un problème avec le sacré.
Ce combat sera très long à mener mais la Tunisie reste le pays arabe où le débat reste malgré tout possible. Même s’il y a eu des violences, que le pays exporte beaucoup de jihadistes et a été la cible d’attentats terroristes, la Tunisie reste très paradoxale et contrastée.
Dans ces débats, certains opposent les visions maghrébines et françaises. Vous qui êtes tunisien et installé à Paris, qu’en pensez-vous ?
Je me considère plus comme tunisien que comme français et je ne pense pas que ce que je défends soit lié au fait que je vive en France. Je n’ai jamais eu besoin de Charlie Hebdo pour comprendre la nécessité d’aborder la religion de manière satirique. Il est facile d’entrer dans une forme de relativisme culturel, de dire : « Vous ne pouvez pas comprendre notre rapport à Dieu, donc arrêtez de le dessiner afin que nous vivions dans un respect mutuel ».
Le débat actuel dépasse celui sur la laïcité. Il est lié à notre passé avec la France
Je pense que le débat actuel dépasse largement celui sur la laïcité et qu’il est lié à notre passé avec la France. Il se mélange à celui sur la colonisation et devient inextricable. Il ne pourrait se tenir sainement que si une forme de réconciliation était opérée par rapport à l’histoire et à ses stigmates. Même des athées en Tunisie ne supportent pas qu’un journal français puisse publier des caricatures religieuses, cela relève d’un profond ressentiment complexe.
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Vous vous en prenez régulièrement à la religion musulmane, en osant une interview exclusive d’Allah ou en caricaturant le Coran. Ce risque vaut-il la peine d’être pris dans ce contexte très tendu ?
J’ai pu recevoir des menaces de mort via les réseaux sociaux. Je les prends au sérieux sans en faire une obsession car elles émanent souvent d’un même type de profils d’adolescents.
Les réactions sont souvent liées au contexte politique. Elles ont été plus virulentes au moment des attentats contre Charlie Hebdo ou de l’assassinat de Samuel Paty. Un même dessin sur Dieu peut m’attirer des insultes ou passer presque inaperçu, dans une période plus calme. Ce qui pose problème, c’est quand mes caricatures sont diffusées sur Facebook et atterrissent entre les mains de personnes non initiées qui ne comprennent pas le contexte.
Comment faire pour que les caricatures ne fassent pas que renforcer des positions antagonistes ?
C’est la vraie question que n’importe quel caricaturiste doit se poser à l’ère des réseaux sociaux, des fake news et du communautarisme. Quand un dessin fait polémique et braque des personnes les unes contre les autres, on peut se demander si ce n’est pas contreproductif.
J’ai montré mes dessins les plus blasphématoire à des jeunes et même à des candidats au jihad »
Mes caricatures sont d’ailleurs régulièrement reprises par un clan politique contre ses rivaux, même si c’est ce clan qui était singé la fois d’avant. Elles peuvent être décontextualisées et servir de grenade. J’essaie personnellement de modérer mes dessins par des textes, mais les gens les lisent peu, malheureusement.
Vous faites aussi de la sensibilisation dans les écoles ou dans les lieux de détention avec l’association Cartooning for Peace. Est-ce que cela permet d’instaurer un dialogue ?
On arrive à tout montrer, même à ceux qui justifient les attentats, dès lors qu’on instaure un rapport de confiance et qu’on contextualise nos caricatures. Il m’est souvent arrivé de montrer mes dessins les plus blasphématoires à des jeunes et même à des candidats au jihad armé en Syrie dans les Quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER), au sein des prisons françaises. Je me présente comme un Tunisien, je parle arabe et lis le Coran, et cela me donne une forme de légitimité, même pour dessiner le sacré.
Dix ans après une certaine libération de la parole, l’univers de la caricature en Tunisie a-t-il évolué ?
On a connu un élan qui s’est très vite essoufflé. Il y a eu brièvement des Guignols de l’info tunisiens sur la chaine Tounsia. J’ai aussi collaboré de 2012 à 2014 avec le journal de Taoufik Ben Brik, Contre le pouvoir, une sorte de Charlie Hebdo. Il avait un public mais pas d’annonceurs car la machine médiatique ne supporte pas la transgression.
Quelles sont vos influences artistiques en Tunisie et au Maghreb ?
Le dessin a toujours été une passion. Petit, je recopiais des BD de Tintin ou d’Astérix. Aujourd’hui, je porte beaucoup d’attention au travail d’Ali Dilem en Algérie ou encore de Nadia Khiari en Tunisie. Sinon, mes inspirations vont de la littérature au cinéma en passant par la musique, qui représente une part importante dans ma vie. Je suis pianiste et je compose. J’aimerais désormais lier cette activité au dessin.
Vous avez d’ailleurs un projet de film d’animation, pouvez-vous nous en dire plus ?
Je développe un film d’animation de science-fiction dans le cadre d’une coproduction franco-tunisienne, autour d’une uchronie dans laquelle les Arabes dominent le monde. Nous cherchons encore des mécènes de part et d’autre de la Méditerranée.
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