Dans la ville blessée

Un mois après les bombardements, Bouaké reste encore sous le choc et s’efforce de survivre, en priant pour que la médiation de Mbeki aboutisse.

Publié le 13 décembre 2004 Lecture : 5 minutes.

Pas un bruit dans les rues de Bouaké, étrangement désertes ; quasiment personne ne hante les boîtes de nuit et les « maquis » (petits restaurants) qui, hier encore, faisaient le charme de ses nuits blanches… Les habitants se terrent. Ils n’ont pas oublié les raids aériens des 4 et 6 novembre. Menés par l’armée ivoirienne, ils ont semé la mort, faisant treize victimes, dont neuf militaires français et un Américain. La visite que le président sud-africain Thabo Mbeki, médiateur de l’Union africaine, a rendue à la ville le dimanche 5 décembre a fait quelque peu retomber la tension, mais les habitants restent traumatisés. Tapotant avec nervosité sur le volant de sa petite voiture, la propriétaire du restaurant Mandela, Lucienne Aya, parle des bombardiers Sukhoï SU-25 : « Rien qu’à les entendre passer, j’avais mal au coeur. Aujourd’hui encore, je sursaute au moindre bruit suspect. » Depuis le 4 novembre, Nadège Kouamé a fermé son salon de coiffure. Elle doit prendre des médicaments contre les palpitations : « Constamment tendue, j’appréhende toujours le pire », avoue-t-elle. C’est à « Air France », son quartier, que le lycée français René-Descartes, où les militaires français avaient établi leur camp, a été bombardé le samedi 6 novembre. Dans ce qui reste de l’établissement, les plafonds calcinés, les impacts de rafales sur les murs, des traces de sang coagulé, un monticule de gravats de près de 5 m de haut, des trous béants de 1 m de diamètre, parsemés de débris de roquettes, témoignent de la violence de l’attaque.
Au centre-ville, dans le quartier « Commerce », assis derrière un bureau austère, le syndicaliste Babou Ouattara affirme que son « petit-fils est encore sous le choc. Une mobylette qui pétarade suffit à le réveiller et déclenche d’irrépessibles crises de larmes ». Le traumatisme a créé une psychose permanente. Désormais, Bouaké by night se réduit aux seuls combattants des Forces nouvelles (FN, ex-rebellion) ou aux prostituées qui, téméraires, continuent d’arpenter les rues. Les habitants redoutent une nouvelle offensive. « Gbagbo attaquera à nouveau, car, depuis l’éclatement de la crise, il ne rêve que d’en découdre », croit savoir Drissa Traoré, président du Groupement de concertation et d’action, une ONG basée à Bouaké. De son côté, Babou Ouattara pense que « avec Gbagbo, il faut s’attendre à tout. Il a violé une première fois le cessez-le-feu, il peut récidiver… »
À la tombée de la nuit, l’absence de patrouilles des forces d’interposition, Licorne et Casques bleus de l’Onuci, accentue la peur. Depuis les bombardements, les soldats français restent dans leur camp, à l’école américaine baptiste où la sécurité a été renforcée. Tendus, taciturnes, ils livrent peu d’informations. Retranchés dans leur quartier général, au sud de Bouaké, les Casques bleus se refusent à tout commentaire. « Un mot mal compris peut mettre le feu aux poudres », explique un responsable de l’Onuci. Seuls les pick-up équipés de DCA des Forces armées des Forces nouvelles (FAFN, aile militaire) sillonnent les quatre zones de la ville (Sud, Nord, Est et Ouest) et y apportent un semblant de sécurité. « Nous avons augmenté la fréquence des patrouilles », indique Sékou Yéo, un combattant de la compagnie Guépards. « La première fois, nous n’avons pas réagi. Il fallait prendre l’opinion internationale à témoin de la violation du cessez-le-feu par Gbagbo. Mais cette fois, s’il nous attaque, notre riposte lui sera fatale », promet le chef de poste au lycée français, Ibrahim Ouattara. Profitant de la relative accalmie, Chérif Ousmane, commandant de la zone Bouaké, a déployé des militaires armés de kalachnikovs, de pistolets automatiques aux centres névralgiques de la ville. Par groupes de quinze, ils procèdent à des contrôles d’identité, notamment avenue de l’Indépendance, place du Carrefour…
Conséquence de cette situation précaire : au « marché de gros » de « Dioulabougou », le piment, la tomate, les aubergines et les tubercules d’ignames se font rares. Assise derrière son étal composé de quelques fruits et légumes, Adja Oumou Kouyaté exprime son amertume. « Je récoltais au moins 6 000 F CFA par jour ; aujourd’hui, ma recette n’atteint même pas 1 500 F CFA », se lamente-t-elle. Quelques mètres plus loin, imposante dans sa tenue traditionnelle akan, la vieille Rose Amenan, vendeuse de citrons et d’arachides, renchérit : « Gbagbo veut ma mort ; depuis qu’il a bombardé la ville, je n’ai plus de clients. » Seul son de cloche discordant : Issouffou Noufé, le visage mangé par la barbe, se dit ravi de son commerce de viande qui marche bien. Sans doute l’exception à la règle, car la rareté de l’argent (les banques ne fonctionnent plus depuis le 19 septembre 2002), la quasi-absence de vivres, les coupures intempestives d’eau et d’électricité réduisent la population au strict minimum, alors que celle-ci peine à sortir la tête de l’eau depuis deux ans.
Tous les commerçants attendent toutefois un redémarrage de l’activité économique. Pathétique devant ses rangées de ventilateurs invendus, Nabil, un grossiste libanais, martèle : « Je suis né à Bouaké, tout ce que je possède est ici. Je ne peux plus aller vivre ailleurs. Il suffirait d’un rien pour qu’ici la situation se normalise. » Le syndicaliste Madou Touré expose, non sans humour, les difficultés des chauffeurs de taxi : « Nous ne pouvons même pas dire que nous tirons le diable par la queue, car il ne nous reste plus de force pour un tel exercice. » Après les raids, « les recettes journalières sont tombées de 40 000 à 15 000 F CFA », affirme-t-il.
Les derniers fonctionnaires, les enseignants, ont fui Bouaké, et les examens scolaires, notamment l’entrée en sixième, le BEPC ainsi que le baccalauréat, prévus les 6 et 16 novembre, n’ont pu se tenir, affirme Mamadou Togba, chargé des affaires sociales et de l’éducation dans la ville. Des contacts sont en cours pour que le ministère de tutelle fixe rapidement de nouvelles dates. À moins d’un mois de la rentrée des classes, fixée au 3 janvier 2005, l’inquiétude se lit sur les visages.
Malgré la peur et les craintes, les jeunes de Bouaké refusent de se sentir en guerre. Et le montrent en se donnant chaque jour rendez-vous au quartier « Commerce » : là, sur l’agora « la Sorbonne », ils dissertent sur les discours des hommes politiques. Affaiblie et paupérisée par deux années de crise, traumatisée par les bombardements des 4 et 6 novembre, la population espère, elle, que la médiation du président Mbeki permettra la tenue de l’élection présidentielle en octobre 2005.

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