[Tribune] Tunisie : peut-on construire une démocratie sans démocrates ?
Corruption, népotisme et crise sociale aigüe : dix ans après la révolution qui a mis fin au régime de Ben Ali, les Tunisiens ne se sont toujours pas débarrassés de ces maux.
La Tunisie célèbre le dixième anniversaire de ce qu’on se plait à qualifier de « révolution du Jasmin ». Mais avant de se livrer à un bilan de cette « révolution », il n’est pas inutile de rappeler une évidence sur ce mot, répété à l’envi par notre classe politique. Quel que soit le sens qu’elle prend, elle implique un renversement, un mouvement rotatoire qui aboutit nécessairement à un sens dessus-dessous. Les révolutions peuvent être politiques, sociales, scientifiques, technologiques, industrielles, médicales. L’idée de révolution introduit la rupture avec le passé, avec ce qui avait cours jusqu’alors.
De Charybde en Scylla
Quid de la révolution du Jasmin (17 décembre 2010 – 14 janvier 2011) ? Que nous a-t-elle apporté à nous autres citoyens ayant souffert de l’autoritarisme, de l’inégalité sociale, du sentiment d’abandon, des décennies durant ? Quelle rupture a-t-elle marqué entre l’avant et l’après 14-Janvier 2011 ?
Les maux dont souffrait déjà le pays il y a dix ans et contre lesquels toute une nation s’est insurgée se sont aggravés et même multipliés : corruption, népotisme, passe-droits, laxisme et laisser-aller. À telle enseigne qu’un sentiment d’être tombé de Charybde en Scylla habite bon nombre de Tunisiens. Aujourd’hui, si d’aucuns regrettent l’ancien régime d’avant 2011, d’autres appellent à l’intervention de l’armée pour redonner à l’État son autorité perdue.
Et pour cause, les objectifs révolutionnaires ont été sacrifiés sur l’autel de l’égo de nos élus. Les fortes espérances portées par les slogans révolutionnaires, celles du travail, de la liberté et de la dignité se sont évaporées. Elles ont fait place nette aux forfanteries, aux jactances, aux coteries, aux alliances de circonstance qui se font et se défont au mépris des choix des électeurs.
Accrochés au pouvoir
Et pourtant vue de l’extérieur, l’expérience démocratique tunisienne semble avoir réussi, puisqu’elle assure l’alternance du pouvoir. Chose impensable dans un monde arabe qui brille par son monolithisme. Elle rassure aussi par une parole libérée. Laquelle a ramené les détenteurs de l’autorité publique de leur statut de demi-dieu à celui d’être humain.
Comment expliquer que le président soit incapable de changer le quotidien des Tunisiens ?
Cela suffit-il à garantir l’ancrage d’une démocratie véritable ? Tant s’en faut. Le modèle hybride de notre système politique, à cheval entre pouvoir parlementaire et présidentialisme, est abscons et inintelligible. Et pour cause : cet attelage improbable a été mis sur pied pour satisfaire une classe politique dont le seul horizon semble être la perpétuation de son pouvoir.
Comment expliquer, sinon, le fait qu’un président très largement élu se trouve dans l’incapacité de changer quoi que ce soit dans le quotidien de ses électeurs ? Comment admettre aussi, dans une démocratie, que le chef du gouvernement puisse, sans pour autant bénéficier de légitimité électorale, concentrer la plupart des pouvoirs entre ses mains ? Comment percer l’énigme de partis qui, après avoir remporté les législatives se trouvent dans l’opposition, ou pire encore dans l’opposition et dans la majorité à la fois ? De quoi rendre chèvre plus d’un Tunisien.
Résultats manipulés et précarité
Outre cette configuration électorale, à ma connaissance une exception mondiale, les résultats des scrutins se révèlent manipulés en amont. La cour des comptes l’atteste dans son dernier rapport. L’argent étranger a coulé à flots aux cours des dernières élections législatives pour permettre à certains partis politiques de remporter des sièges au parlement. Et ce, sans parler de certains magnats véreux qui ont instrumentalisé la misère d’une frange de la population à travers des chaines de télévision dont ils sont propriétaires ou des associations caritatives.
Dans ce contexte, comment s’étonner de voir le parlement se transformer en une foire d’empoigne où la polémique perpétuelle le disputent aux attaques ad hominem.
Du côté des chiffres, le bilan n’est guère plus reluisant. Le chômage a quintuplé. La dette publique a explosé. Le service public s’est affreusement délité. La précarité et la paupérisation se concernent toutes les classes sociales. Et pourtant, la classe politique se détourne des préoccupations sociales pour se focaliser sur des questions identitaires superflues.
Sclérose et entre-soi
Nos hommes politiques, ces astres pâles, après avoir défendu la main sur le cœur la démocratie, se sont transformés en arapèdes du pouvoir, rechignant à passer la main chaque fois que l’occasion s’en présente. Les exemples sont légion. Celui de Rached Ghannouchi, président de la mouvance islamiste depuis une cinquantaine d’années, est édifiant. Ou alors celui du légendaire Hamma Hammami qui, à force de vouloir préserver coûte que coûte le leadership de la gauche, a créé une scission au sein du Front populaire, laquelle est conduite par Mongi Rahoui, devenu son pire ennemi.
En dix ans, notre classe politique n’a pas réussi à s’approprier l’esprit démocratique
La contagion autocratique s’est même étendue à la centrale syndicale où Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) cherche, lui aussi, à rempiler pour un autre mandat, quitte à amender le règlement intérieur.
Peut-on construire une démocratie sans démocrates ? Dix ans après la chute de la dictature, notre classe politique n’a pas réussi à s’approprier l’esprit démocratique qui requiert abnégation et don de soi. La démocratie tunisienne s’est vite transformée en république des partis où la sclérose et l’entre-soi sont la règle.
À l’occasion de la commémoration du dixième anniversaire de la Révolution du Jasmin, nous autres citoyens devons renforcer notre résilience pour finir par nous dépêtrer, une bonne fois pour toutes, des rets d’un régime politique devenu, en si peu de temps, indigeste et obsolescent.
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